Quelques semaines se sont écoulées depuis la publication de mon premier entretien avec Émilie et Suzie au Burkina Faso. Les communications ne sont toujours pas aussi faciles que je le voudrais, alors je me rabats sur une seconde entrevue semi-interactive avec les deux stagiaires au sujet de leur projet de coopération à Ouagadougou. J'ai idée de faire une sorte de post-mortem de ce projet après le retour des stagiaires au pays, quelque part au début septembre, mais c'est encore un vague projet d'article dans le cadre d'une petite série d'articles impliquant aussi mes observations sur la coopération ainsi que d'autres intervenants. En attendant de voir si ce vague projet se concrétisera, et comment, voici donc le résultat de mon second échange formel avec Émilie et Suzie au Burkina.
--
Hugues Morin (HM): Comment va le projet, comment avancent les choses dans vos entreprises?
Émilie Langevin (EL): Moi, je suis très chanceuse, tout se passe très bien. Je travaille avec une association qui s'implique grandement auprès des enfants démunis et des femmes en difficulté. De plus, ils viennent en aide aux personnes atteintes du VIH, leurs médicaments sont offerts gratuitement et ils ont un support psychologique. Il y a aussi à la clinique d'autres médicaments qui sont vendus à prix social. L'association fait aussi l'éducation sociale et scolaire des enfants et pendant l'été, il y a un camp de vacance. Donc, je suis heureuse de pouvoir m'impliquer auprès d'eux. Je travaille avec une autre stagiaire et nous avons réussi à faire plusieurs choses jusqu'à présent, comme une étiquette pour un nouveau produit, par exemple. Nous travaillons à l'élaboration d'une journée promotionnelle, nous leur avons donner une formation en présentation de produit et avons fait plusieurs recommandations à propos de leur site internet, dépliant et affiches. La présidente est souvent disponible pour nous et très ouverte à nos propositions.
Suzie Nadeau (SN): De mon côté, j'ai été jumelée à une entreprise à but lucratif... Sur cinq entreprises, deux sont des entreprises qui sont exclusivement à but lucratif... Les trois autres sont des activités génératrices de revenus pour des associations qui ont à coeur plusieurs causes sociales telles que mentionnées par Emilie... Heureusement, nous avons pu nous dissocier plus ou moins d'une de ces entreprises donc l'autre stagiaire peut travailler à temps plein avec une "bonne" entreprise sociale. Dans mon cas, le président de mon entreprise joue un trop grand rôle auprès de notre organisation hôte. La politique entre donc en ligne de compte, malheureusement. Je me dois donc d'être présente à la boutique deux jours par semaine. Comme il n'y a toujours pas de projet vraiment concret pour moi, je travaille essentiellement à la caisse de la boutique. Les autres jours de la semaine, j'ai la chance de travailler avec un autre stagiaire auprès d'une association qui vise principalement l'alphabétisation des femmes. Jusqu'à maintenant nous avons pu remettre des propositions concernant l'élaboration d'une nouvelle pancarte de signalisation (au bord de la rue, pour indiquer le chemin vers la boutique de karité) et d'une nouvelle pancarte qui identifie la boutique, nous avons fait un super dépliant faisant la promotion de l'entreprise et des produits offerts, une affiche promotionnelle, une carte d'affaire, un plan indiquant l'emplacement de la boutique et nous avons aider au réaménagement de la boutique pour la rendre plus attrayante... Et ce n'est pas fini! :)
HM: Le programme Québec Sans Frontière parle essentiellement de participer à la construction d’un monde plus équitable, de découvrir des nouvelles cultures et de contribuer aux efforts de développement des pays du sud. Avez-vous l’impression que votre stage vous permet de couvrir (ou même d’atteindre) ces 3 objectifs du programme?
EL: Je crois que le stage s'inscrit dans ce volet (du moins en ce qui concerne les trois entreprises sur les cinq avec lesquels nous travaillons et qui ont un volet social). Cependant, il faut être patient et ne pas s'attendre à voir de changement majeur. Ce n'est qu'un pas dans cette direction que nous faisons. Ce stage devrait être reconduit pour trois autres années, je crois qu'il sera alors important de ne considérer que les coopératives et non les entreprises à but lucratif
SN: Je pense que le programme QSF permet avant tout de sensibiliser les stagiaires à une autre réalité bien différente de la nôtre. On espère pouvoir contribuer un peu, mais c'est surtout une expérience enrichissante pour nous. Le but de QSF est de pouvoir toucher le plus grand nombre de personne grâce aux stagiaires qui parlent de leurs projets à tout leur entourage. Pour ce qui est des objectifs, plus précisément je crois que nous avons effectivement pu découvrir une nouvelle culture. J'imagine que nous participons à la construction d'un monde plus équitable lorsque nous parlons de nos points de vue différents sur différents sujets et quand nous échangeons avec nos familles, mais je trouve qu'il est quand même difficile d'aborder certains sujets avec des personnes d'ici qui travaillent dans la coopération... Ce qui est plutôt surprenant au début. La communication n'est pas aussi simple ici que chez nous. Nous l'avons d'ailleurs appris à nos dépends. On s'est fait demander notre avis sur un sujet, et en bons québécois nous l'avons donné!! Sans le vouloir, nous avons choqué notre interlocuteur par notre honnêteté et notre manière directe de dire les choses. Notre interlocuteur vivait un choc culturel alors que pour nous, c'était une conversation bien normale!!! Pour ce qui est de contribuer aux efforts de développement, je pense que c'est un bien petit pas que nous avons fait jusqu'à maintenant, mais l'essentiel est d'élargir nos horizons et de réussir à faire un travail sur nous-même quand ça ne fonctionne pas aussi rondement que l'on souhaiterait. En tout cas, le programme permet certainement de mieux se connaître et de définir ses limites personnelles.
HM: Justement, parlant de différences culturelles, passé les premiers moments à Ouagadougou, le dépaysement, les relations avec les burkinabés, et les familles d’accueil, comment vous êtes-vous adaptées à l’expérience, la culture locale? Qu’est-ce qui vous agace encore? Qu’est-ce qui semblait cool au début mais devient fatigant à la longue?
EL: Il y a des jours ou nous sommes plus patients que d'autres, tout passe mieux. J'ai toujours de la difficulté lorsque je me fait harceler sans cesse dans la rue et je ne tolère plus lorsque c'est impoli. Il faut garder son sang-froid lorsqu'on va au marché et connaitre le prix maximal qu'on est prêt à payer. (Le mieux est de s'informer à quelqu'un de confiance avant pour avoir une idée approximative du prix). Sinon par moment je suis étonnée de la gentillesse de certains burkinabés. Dans le taxi, on m'a offert de goûter au fruit de la liane, on m'aide à me trouver un taxi qui va dans ma direction. Je me suis fait une amie (je l'ai croisé dans la rue et elle m'a tout bonnement demandé si on pouvait être amie). Elle est très gentille et généreuse, chez elle ils m'ont offert à manger et j'ai pu constater qu'ils sont très pauvres. (Elle ne va plus à l'école et travaille comme bonne, ses parents sont morts elle habite chez sont oncle dans une minuscule maison sans électricité où la majorité dort par terre). Mais elle est un peu accaparante, elle veut toujours qu'on fasse quelque chose et dès la première rencontre, elle s'inquiétait de comment on pourrait se revoir quand je serais au Canada.
SN: Effectivement, il y a des journées où l'on tolère plus certains comportements. J'apprécie de moins en moins de me faire donner des cours de bienséance par des inconnus dans la rue. Par exemple, on nous apprend qu'il faut dire bonjour à tous. C'est facile de le dire quand je suis la seule nassara et que je "flash" sur des km, mais c'est physiquement et psychologiquement impossible pour moi de dire bonjour à tout le monde. Désolée! Je me suis fait dire qu'il était impoli de garder mes lunettes de soleil quand je parle à quelqu'un... euh, tu es un inconnu qui m'achale et dont je ne peux me débarrasser!!! Mon impolitesse est un message! :)
Je me sens mal quand je dois refuser de m'arrêter pour causer à chaque 10 pas que je fais sur ma rue. Je ne peux pas m'arrêter partout, je dois aller travailler!!! Et je ne peux plus tolérer les poignées de mains! Il y en a trop! Il faut donner la main à n'importe qui ici, n'importe quel étranger a droit à sa poignée de main en passant. Vive le Purell! :)
Et n'importe qui te demande ton contact (numéro de téléphone). Des gens dans le taxi que tu connais depuis 3 secondes vont te demander ton contact! Et il faut que tu te débrouilles pour ne pas avoir à le donner finalement! Tout un art! :)
HM: On se demande toujours, quand on réfléchit à l’aide au développement si ça donne quelque chose de concret. On analyse alors souvent les impacts les plus importants. Il y a une présence active au Burkina depuis 25 ans, et même si les choses ne semblent pas évoluer très rapidement dans ce domaine, parfois, des petits pas qui ont l’air mineurs peuvent signifier beaucoup pour une personne ou une famille, localement. Même si vous n’êtes-là que depuis 5 semaines, avez-vous l’impression d’avoir aidé, ne serait-ce que quelques personnes à avancer?
EL: Je ne crois pas avoir aidé vraiment quelqu'un. Je crois avoir échangé et partagé des moments. Cependant pour ma nouvelle amie, j'ai l'impression d'être d'une grande importance, et je me sens un peu mal à l'aise la-dedans car je ne suis là que temporairement. Mais en ce qui concerne le travail, je crois avoir pu donner des conseils, ces derniers doivent ensuite être adaptés à la culture burkinabée.
SN: J'irais dans le même sens qu'Emilie. L'inconvénient à la coopération, c'est qu'en donnant notre avis sur certaines choses, les gens ont l'air de le prendre pour la solution alors que ce n'est bien souvent que la façon de faire chez nous ou une simple idée. On est ce qu'on est, nous avons notre propre vision des choses, mais il faut que les gens d'ici s'approprient leurs propres idées, qu'ils cherchent à innover à partir de germes d'idées qu'on a pu apporter.
HM: Le Burkina Faso est un des pays les moins développés du monde. Je sais que c’est impossible de juger de la situation d’un pays ou d’une région en si peu de temps, mais avec ce que vous avez vu sur place, vos mandats, vos discussions de groupe, et la connaissance cumulative de votre groupe sur l’économie, la politique internationale, les autres pays et la coopération en général, avez-vous espoir que le Burkina s’en sorte un peu un jour? Quel est son principal obstacle pour y parvenir d’après ce que vous avez vu/entendu là-bas?
SN: C'est difficile de répondre à cette question. Cependant je peux dire que certaines conversations que j'entends, souvent dans les taxis, prouvent que les gens sont prêts pour du changement. Souvent on a l'impression en arrivant ici que les gens s'accommodent bien de l'état des choses, mais ces discussions entre taximans et autres voyageurs prouvent le contraire. Par exemple, lorsque les taximans sont complètement désespérés par les conditions des routes ou par la conduite dangereuse de certains conducteurs. Ou encore par les camions extrêmement surchargés. Hier, un taximan disait justement en voyant une voiture du gouvernement que c'est pour cela qu'ils (les gens du gouvernement) se foutent de l'état des routes, c'est parce qu'ils conduisent tous des R4, Land Rover, 4X4 et autres véhicules utilitaires. C'est beaucoup plus facile pour eux. Alors que les gens ordinaires souffrent et supportent quotidiennement les tracas routiers. En tout cas, le Burkina a quand même l'air de travailler beaucoup sur son réseau routier, ce qui semble être un bon pas pour le commerce. Mais bon, c'est évident que des dirigeants ayant à coeur le bien-être du peuple rendrait plus facile le développement du pays. Mais en général, on nous dit de ne pas trop parler de la politique du pays avec les gens, alors...
EL: Oui, j'aime croire en l'espoir. Je n'ai pas de moyen pour savoir comment c'était il y a quelques années. Je crois cependant que les burkinabés doivent se faire plus confiance. Si quelque chose est bien fait, ce n'est pas nécessairement un blanc qui l'a fait. Je n'oserais pas trop m'aventurer la-dessus mais peut-être qu'un nouveau gouvernement ferait changement, mais cela risque d'être dans quelques années encore.
HM: Comme il s’agit d’un stage en solidarité internationale, on s’attend également à ce que le stagiaire en retire quelque chose, au niveau personnel et professionnel. Que retenez-vous, personnellement, de votre expérience jusqu’à maintenant? Ça vous apporte quoi, à vous?
EL: Voila une grosse question! Laisse-moi y réfléchir un moment.
SN: Comme je le disais plus haut, j'ai pu découvrir certaines limites personnelles. J'ai appris que je tolérais plus ou moins de ne rien faire. Mais j'ai appris que je pouvais quand même y survivre! lol J'ai appris qu'en Afrique, il faut savoir faire preuve d'humilité, dans le sens qu'il faut parfois laisser passer des choses ou faire des demandes gênantes. Il faut aussi être patient en Afrique!!! Je me surprend de ce point de vue là, jusqu'à maintenant. Mais il reste encore du temps... Je vais réfléchir davantage et vous revenir à la fin du stage avec des réponses plus précises!! :)
EL: Ce stage m'a bien sur appris à me débrouiller. Tout est plus compliqué, si tu veux acheter plusieurs aliments pour un repas, tu dois faire plusieurs endroits. Acheter une carte postale demande de longues négociations. J'ai travaillé aussi la patience et je n'ai pas eu le choix d'arrêter de stresser pour des éléments que je ne peux pas contrôler. J'arrive toujours en retard au travail, mais je suis productive quand j'y suis. J'apprécie aussi la "zen attitude"; quand tu es fatigué, il n'y a pas de problème, je vais faire une petite sieste. J'ai appris aussi plein de chose sur la culture burkinabée, les rapports familiaux, tout le monde fait partie de la famille et les gens passent souvent se dire bonjour, ils entrent comme ça, sans prévenir, et s'installent dans ton salon. Ils s'entraident, lorsqu'il y a une fête, tout le monde mets la main à la pâte et ça donne une fête grandiose, car il y a plusieurs invités et tout le monde est sur son 36. Le respect des personnes âgées, malgré le fait qu'on les appelle allègrement "le vieux" et "la vieille". Sans oublier que j'ai développé mon sens de l'observation afin de pouvoir me repérer dans cette ville où il n'y a aucun nom de rue ni adresse. J'ai beau me plaindre que je me fais toujours apostropher dans la rue, mais les bonjour polis et les petits enfants qui viennent me voir en souriant vont me manquer. Je vais surtout m'ennuyer de l'insolite, car ici, plus rien ne me surprend. Un musulman qui boit une bière (il y a une grande acceptation de toute les religions et un mélange entre-elles), un frigo sur le toit du taxi, un mouton qui bêle dans le coffre, une fille qui transporte une table sur sa tête. Les animaux qui sont partout, des poules dans des arbres, des boeufs qui se battent au milieu de la rue. Voilà qui résume ce que j'ai appris et ce qui va me manquer.
HM: Merci encore une fois, Émilie et Suzie, d'avoir partagé votre expérience avec moi. Je vous souhaite une bien belle fin de stage.
--
Cet entretien a été réalisé par échanges de courriels entre le 6 et le 13 juillet 2010. Merci à Émilie Langevin et Suzie Nadeau pour leur aimable collaboration. Photo par Suzie Nadeau: Suzie dans le quartier de Pissy, Ouagadougou.
--
J'aime beaucoup ces entrevues qui me font découvrir bien des choses.....
RépondreSupprimer