Introduction (de la dictature)
Il y a quelques mois,
je vous parlais de certains romans dans lesquels on assiste à l'installation progressive d'un régime autoritaire (voir totalitaire). A propos de ces romans, je mentionnais: "
Leur lecture fait réaliser de manière extrêmement crédible, comment un changement de valeurs peut être habilement imposé à toute une population, pour peu qu'elle se laisse manipuler."
Or la lecture de ces trois romans (et de quelques autres sur le même thème), en 2011-2012, interpelle le lecteur attentif à ce qui se passe au Canada par les nombreuses similitudes entre ces régimes fictifs - et surtout la manière dont ils imposent leurs mesures et leur idéologie - et ce que le Canada est en train de devenir sous le gouvernement Harper.
Car, lentement mais sûrement, la dictature s'installe au Canada (1).
Vous pensez que j'exagère? Jetons ensemble un oeil sur le passé politique récent du Canada (2).
(Vous pouvez également lire le billet suivant; publié un mois après celui sur les romans, dans lequel je revenais déjà sur quelques "nouvelles"
politiques du gouvernement du ROC et de comment le gouvernement fédéral remodelait l'image et l'identité canadienne afin qu'elle corresponde à ses valeurs).
--
Aveuglement et censure
Afin de bien jeter les bases d'une dictature, une étape importante est de pouvoir dire les choses sans que les faits ne puissent servir à nous contredire. Quand on gouverne avec une idéologie ou une série de dogmes au lieu d'avec les faits, ceux-ci sont encombrants et il faut donc les réduire au minimum.
Tous les efforts des Conservateurs face à Statistiques Canada vont dans ce sens; il sera bien pratique pour eux de vouloir plus tard imposer telle ou telle politique, si personne n'a plus
les données pour contredire leur point de vue. Le régime
d'encadrement serré des scientifiques qui travaillent pour le gouvernement va dans la même direction; on ne veut surtout pas qu'une découverte scientifique allant contre l'idéologie du parti soit dévoilée au public.
Sécurité
On trouve également dans les régimes autoritaires une obsession pour la sécurité et une propension à faire arrêter les opposants ou à favoriser les emprisonnements pour tout et rien. Il n'est de secret pour personne que le gouvernement actuel est obsédé par la sécurité et que ses projets de lois en ce sens vont tous dans la direction voulue; accorder le
plus de pouvoir possible aux autorités au nom de la sécurité et imposer des amendes et des peines minimales sont donc des politiques qui n'étonnent pas dans le contexte, malgré leurs contradictions inhérentes et leur inefficacité envisagée par tous les experts. Toujours au nom de la sécurité, on permet désormais l'arrestation massive de citoyens
sans respect des droits fondamentaux de ceux-ci. L'affaire du G-20 est éloquente à cet égard,
de même que la position du gouvernement face aux protestataires suite à ces mesures.
Violence et intimidation
On me dira qu'un régime autoritaire n'hésite pas à se servir de l'intimidation et de la violence comme outil de répression. Une fois admise la pratique d'arrestation massive d'opposants sans motif, le pas suivant consiste à faire accepter l'idée que la torture peut servir à obtenir de l'information et
que l'information obtenue doit être utilisée et qu'il est souhaitable de l'utiliser. Une fois ce pas franchi, on pourra continuer dans le même sens, l'important à cette étape est de faire accepter l'inacceptable, ce qui est maintenant chose faite, au Canada.
Une dictature en devenir se doit évidemment de développer son appareil militaire, puisque celui-ci sera très utile pour les étapes suivantes et pour éviter des soulèvements populaires un peu plus tard dans le processus. On doit donc
augmenter considérablement le budget consacré à la défense nationale, former les soldat au combat plutôt qu'aux missions de paix et acheter du matériel de pointe, et
ce peu importe les coûts. Pour s'assurer de la loyauté de l'appareil militaire, on organise des parades et des
cérémonies officielles pour en souligner l'importance. On organise également des
festivités sur les batailles historiques du pays, pour augmenter le sentiment de fierté des forces armées et souligner l'importance de l'armée auprès du parti. Une fois encore,
le coût importe peu.
Contrôle de l'appareil d'État
L'imposition de l'idéologie du parti dans la bureaucratie est primordiale dans toute bonne dictature. Il faut donc contrôler l'appareil d'état en le politisant et en le manipulant. La politisation passe par des
nominations massives de proches collaborateurs du parti à des postes importants. Que ces proches
aient ou non les compétences pour occuper les postes auxquels ont les nomme n'a pas d'importance, puisqu'il y seront essentiellement
pour y défendre les intérêts du parti. Pour y arriver, on peut par exemple
faire fi des règles établies pour les nominations non partisanes (comme
le fait qu'elles doivent être basées sur le mérite).
Côté manipulation - quand les fonctionnaires ne sont pas encore suffisamment politisés - au Canada, les cas comme celui de la Ministre de la Coopération Internationale,
qui a trafiqué des documents officiels puis menti aux Communes, les
détournements de fonds dans les circonscriptions conservatrices
lors du G8/G20 de 2010, et les
interventions directes du cabinet envers les fonctionnaires et contre les scientifiques, sont des incursions directes dans l'appareil de l'état, interventions guidées par la partisanerie et l'idéologie.
Contrôle des pouvoirs
Les démocraties modernes reposent généralement sur le principe de la
séparation des pouvoirs. Une dictature, au contraire, centralise les pouvoirs entre les mains d'un petit groupe (ou d'un individu ou d'un parti) pour assurer son contrôle. Au Canada, le gouvernement actuel légifère à sa guise (puisque la "sanction royale" est symbolique et qu'il est "majoritaire"), et en profite pour faire ses premiers pas dans l'imposition de ses vues au judiciaire, comme on le voit avec
le projet de loi C-10 qui impose des
balises fermes limitant le travail des juges.
L'exécutif (cabinet) ne respecte pas plus le fonctionnement du Parlement (législatif) - bâillon, limitation des comités, huis clos, etc - ni les lois qui y ont été votées par le passé. Le cas du retrait unilatéral du Protocole de Kyoto effectué
malgré qu'une Loi Canadienne lie l'exécutif au protocole est un exemple parfait. L'exécutif Conservateur avait d'ailleurs
déjà ignoré des votes de la chambre des commune auparavant et été reconnu
d'outrage au Parlement en mars 2011,
une première dans l'histoire du pays qui aurait dû faire comprendre à plusieurs à quel point ce parti avait une idéologie diamétralement opposée aux valeurs démocratiques. (Ceci se déroulait juste avant que le gouvernement Conservateur ne soit réélu par le ROC deux mois plus tard).
Les soupapes démocratiques existantes au Canada sont le Gouverneur Général et le Sénat. Dans le cas du GG, nous pensions qu'il s'agissait d'un poste symbolique, mais à deux reprises, le gouvernement Harper n'a pas hésité à s'en servir pour proroger le Parlement alors qu'il était menacé.
Avoir la GG de son côté a réglé ce "problème démocratique". Quand au Sénat, il s'agit de
procéder à des nominations massives de proches du parti, de
manière répétée, pour s'en assurer le contrôle.
Restriction de la liberté d'opinion et d'expression
Si on veut contrôler l'opposition, on doit opérer sur deux fronts. Le premier est de contrôler l'information et la liberté d'expression, afin d'éviter que les voix opposées à notre idéologie se fasse entendre et que les opinions divergentes ne se propagent. Le second est de contrôler les discussions dans des instances gouvernementales.
Le projet de loi C-52, déposé en novembre 2010 proposait entre autre d'obliger les fournisseurs de service Internet à transmettre des données sur les abonnés sans mandat de saisie. Le projet de loi C-30 reprend ces grandes lignes,
donnant un pouvoir élargi à n'importe qui désigné par le gouvernement
d'obtenir à sa guise des informations confidentielles sur qui il veut, sans mandat et sans que sa requête ne soit supportée par une enquête criminelle.
Retirer lentement le droit à la vie privée est une constante classique en dictature. On la justifie d'abord par d'autres moyens, et une fois en place,
on peut utiliser ces moyens pour espionner les citoyens, et contrôler qui dit quoi et qui fait quoi.
L'imposition du huis clos dans les comités parlementaires suggérée par le gouvernement Harper est également un pas important pour éviter la circulation de l'information sur les instances gouvernementales et limiter le droit des citoyens à être informé de ce que fait le gouvernement; une noirceur typique des dictatures.
Élimination des adversaires politiques
Si la limitation des discussions ou des voix des opposants ne suffit pas, pour installer une dictature, on doit carrément en venir à réduire les opposants au silence. Dans le cas qui nous occupe, ça commence par
limiter les débats en chambre, et utiliser le bâillon à répétition pour passer les projets de loi sans avoir à en discuter le contenu. Ensuite, l'idéal d'une dictature est évidemment un régime à parti unique. Les efforts sont donc déjà mis en place pour
éliminer ou affaiblir le plus possible tout autre parti, y compris par des lois favorisant directement le parti au pouvoir.
Concentration du pouvoir (et de la richesse)
Dans le cas du Canada, comme le pays est constitué de provinces, qui ont leur propres gouvernements, l'imposition d'une dictature commence par
ignorer les gouvernements provinciaux ou leur représentants et
imposer les décisions fédérales unilatéralement et sans discussions ou négociations préalables. On l'a vu pour les
projets de loi sur la sécurité, sur l'abolition (et la destruction) du registre des armes à feu, sur les transferts en santé, sur les éventuelles modifications au régime de retraite, etc. Aussi, il faut éventuellement concentrer la richesse dans les mains des proches du parti et de son idéologie. Au Canada, on parle essentiellement des grandes entreprises minières et pétrolières et de quelques autres conglomérats. Une
réduction importante de l'impôt des grandes entreprises est donc
une aide directe du parti à ses supporteurs. Diverses mesures fiscales peuvent également accentuer
l'aide au grands supporteurs du parti.
Propagande
Un bon dictateur ne serait être voué au succès sans une bonne propagande (2).
On a d'abord besoin d'un réseau "d'information" qui
nous est proche et nous appui sans conditions. Puis, on veut
réduire le plus possible les autres voix existantes au pays
en contrôlant les organes qui les chapeautent. Ici, c'est donc à Radio-Canada que l'on s'attaque ouvertement, directement ou
par le biais du groupe Quebecor, avec qui on
entretien des liens étroits et qui se charge de
s'attaquer aussi aux autres journaux pour nous.
Une propagande efficace fait passer notre idéologie par un
message simpliste qui diabolise toujours nos opposants. Par exemple, il faut
dire que ceux qui sont contre la Loi permettant d'espionner les internautes sont du côté des adeptes de pornographie juvénile. Ou encore dire que ceux qui s'opposent au projet de loi omnibus sur la sécurité et les peines minimales sont du côté des agresseurs et des violeurs. On affirme qu'il faut bien se serrer la ceinture pour atteindre l'équilibre budgétaire et sabrer dans la santé et l'environnement, mais éviter de dire que l'on a fortement augmenté le budget de la défense, ni dire que l'on a réduit les impôts des grandes corporations. Sinon, on peut accuser ceux qui s'inquiètent des impacts environnementaux de divers projets
d'être des radicaux et des extrémistes ou encore les accuser carrément
de trahison. Toutes les campagnes de salissage entreprises envers
Stéphane Dion, Michael Ignatieff, Jack Layton et Gilles Duceppe dans les dernières années relevaient également de la propagande.
Enfin, pour une propagande efficace, on a aussi besoin de symboles forts, identitaires. Dans le ROC actuel,
ces symboles sont par exemple le renouveau de
la monarchie dans plusieurs institutions fédérales, ou encore les cérémonie d'assermentation ou de réaffirmation de citoyenneté. En cas de besoin,
le gouvernement Harper n'hésite pas à fabriquer de toute pièce les cérémonies diffusées, à l'aide de
figurants jouant un rôle, sur les ondes de notre "réseau-ami". La redéfinition de l'identité militaire des missions de paix vers les missions de combat fait partie du même élan, et la
présence accrue du drapeau canadien est aussi importante dans l'accentuation de cette nouvelle image identitaire, de pair avec les
célébrations des autres symboles.
--
Conclusion (le pire est à venir)
Alors, vous pensez toujours que j'exagère?
Faites l'addition de tout ce qui précède, et gardez en tête que ça ne fait pas encore un an que ce gouvernement est en place (2). Il y avait de
nombreux signes précurseurs, pour
qui savait les lires, mais depuis leur
élection par le ROC, les Conservateurs ont enfin la liberté voulue pour installer leur dictature de droite. Car ce qui précède n'est évidemment qu'un début.
Attendez de voir la suite. De voir ce que le gouvernement au pouvoir réserve à ses opposants, ses détracteurs, aux intellectuels et libres penseurs,
à la culture, puis aux institutions
comme Radio-Canada (où la
censure gouvernementale a déjà débutée), puis aux journaux indépendants et aux blogues comme celui-ci.
Vous me direz alors si j'exagérais à l'époque où je pouvais encore avoir accès à certaines informations objectives et pouvais publier mon opinion sans crainte de représailles.
--
Notes:
(1) Dictature:
"Régime politique dans lequel le pouvoir est entre les mains d'un seul homme ou d'un groupe restreint qui en use de manière discrétionnaire." (
atilf.fr)
(2) Le présent billet comporte plus d'une soixantaine de liens vers des sites d'actualités relatant diverses informations et opinions complémentaires sur les sujets abordés. La lecture de ces informations n'est certes pas nécessaire à la compréhension du billet, mais
l'accumulation de faits sur les agissements du gouvernement Harper permet d'avoir une image saisissante de l'ensemble de ses méthodes. (Ce billet n'aborde pas l'idéologie du parti en elle-même; religion, avortement, armes à feu, peine de mort, environnement, néolibéralisme économique, etc).
(3) Dictateur:
"Personne qui, parvenue au pouvoir, gouverne arbitrairement et sans contrôle démocratique." (Le Petit Larousse illustré, éd. 2007).
(4) Les photos ne sont publiées que pour alléger la présentation du texte et favoriser la réflexion.