Quand ce genre de chose arrive, je repense toujours à l'irritation de mon amie l'écrivaine Élisabeth Vonarburg devant l'expression «la réalité dépasse la fiction»... Car cette semaine, j'ai vécu une situation personnelle inverse quand la réalité a rattrapé la fiction... ma fiction.
Je parle bien entendu de l'actualité concernant la liberté de presse, la liberté d'expression, l'espionnage étendu de journalistes au Québec par les corps policiers, et les liens entre le politique, la police, et les cibles de ces derniers, c'est-à-dire des journalistes d'enquête dénonçant ces liens et les abus policiers et politiques. En effet, ce ne sont pas les journalistes couvrant les faits divers, le sport ou les voyages qui ont été espionnés, mais bien les journalistes enquêtant fréquemment sur la police et le politique.
Or, même si la situation a l'air de surprendre tout le monde, c'est précisément un des ressorts que j'utilisais dans une nouvelle publiée à l'automne 2015, il y a à peine un an. Pour ceux qui n'ont pas lu ma nouvelle de politique-fiction (parue dans la revue
Alibis 56), voici quelques notes pertinentes:
Ce texte, intitulé «
Liberté d'oppression» a été publiée dans un numéro spécial dont la thématique était justement la liberté d'expression. J'y mettais en scène un journaliste québécois espionné par les services de polices. Ce journaliste (Maxime Laurendeau, personnage fictif) fait des enquêtes sur le profilage politique dans la police, sur divers politiciens ainsi que les liens entre la police et le politique et se voit suivi par les corps policiers (et même averti sans trop de subtilité que son travail dérangeait). Au point où il n'arrive plus à faire son travail et se sent menacé. Ce journaliste citait quelques collègues, dont Patrick Lagacé, par qui l'affaire de cette semaine a débuté et est sortie sur la place publique.
Pour vous donner une idée du ton de la nouvelle, en voici quelques extraits:
Les documents de ce dossier montrent les liens étroits entre le politique et la police. Les polices du Québec sont devenues des polices politiques. Lagacé, de La Presse, dispose d’un dossier considérable au sujet de la SQ et du pouvoir politique au Québec, duquel il a d’ailleurs publié plusieurs excellents articles. Il a aussi révélé les liens étroits entre la mairie de Montréal et le SPVM.
Dans les deux cas, quelques documents (...) montrent également comment fonctionnent ces liens et comment le politique contrôle et oriente les axes d’opération des services de police – principalement les grandes enquêtes, ou encore l’absence de celles-ci. C’est la perte de contrôle partielle de ce lien qui a permis la création de l’UPAC et de la commission Charbonneau.
Les documents relatifs à ces deux organismes montrent toutefois comment ils ont évité toute implication des politiciens provinciaux dans leurs dossiers.
À un moment de la nouvelle, le journaliste (qui est aussi le narrateur de l'histoire), confie:
Je suis moi-même fiché par le SPVM. L’origine de ce profilage politique remonte aux manifestations de casseroles auxquelles je participais à l’occasion au coin de ma rue avec mes voisins vers la fin août 2012. Les policiers nous photographiaient tous. Avec les bases de données auxquelles ils ont accès et avec les outils informatiques à leur disposition, ils ont pu établir des fiches détaillées sur beaucoup de gens autrement «ordinaires» qui contestaient les positions des autorités politiques et bâtir ainsi une base de données de la dissidence locale.
Plus loin, il mentionne également:
On trouve également dans un sous-dossier les sondages d’opinion menés au Québec sur les questions de liberté d’expression entre 2012 et 2015. On note des incohérences majeures entre l’importance que l’on semble accorder à la question et l’appui aux mesures répressives engagées par les gouvernements locaux. L’argument principal que l’on découvre inévitablement est que les manifestants n’ont qu’à ne pas manifester s’ils ne veulent pas se retrouver fichés ou avec des problèmes juridiques. Comme l’a écrit Lagacé dans La Presse: «Les Nord-Coréens ont très bien compris cet argument, ils ne manifestent jamais.»
Je me souviens encore de mes discussions avec mon éditeur lors du travail sur la version finale de cette histoire, puisque cette nouvelle est certainement celle où nous avons le plus échangé sur le contenu, l'effet de réel, les emprunts au réel, et à quel point j'allais loin sur certains points. Dans son texte de présentation, il mentionne d'ailleurs subtilement qu'aller aussi loin pourrait être une forme d'oppression... envers le politique.
Or, dans son éditorial d'aujourd'hui (4 novembre) dans
La Presse, intitulé «
Refuser l'État policier», François Cardinal demande:
«Si les policiers piétinent aussi facilement la liberté de la presse, quels autres principes fondamentaux sont-ils prêts à défier pour récolter ce qu’ils cherchent ? Quels garde-fous abattraient-ils pour protéger leur organisation, pour se protéger entre eux?
Si les corps de police ont des liens aussi fréquents avec maires et ministres, quel est le niveau réel d’étanchéité entre la sphère politique et les forces policières ? Y a-t-il copinage, échanges ou pressions de l’État sur le policier, et vice-versa ?
Ces questions, seuls les plus désabusés se les posaient il y a quelques jours encore.»
Ceci n'est ni de la fiction ni de la paranoïa issue d'un groupuscule sur internet, mais bien dans l'éditorial d'un des plus importants journaux du Québec. (Qu'on vienne me dire que j'allais trop loin dans l'expression de ma fiction quand j'écrivais pour dénoncer l'impact de ce genre de dérives!)
Ce questionnement de l'éditorialiste en chef de La presse fait directement écho à un passage de la nouvelle...
Depuis le début des années 1980, on a ainsi assisté, sous les prétextes de l’économie, de la croissance et de la sécurité, à l’effritement quasi complet de la liberté d’expression des peuples, au profit d’une liberté d’oppression à la disposition des polices et des politiques et exercée contre ces peuples.
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