Quelques heures à Houston, Texas
par Hugues Morin
August 3rd, 2004.
George Bush Intercontinental Airport.
Welcome to the United States of America.
Je viens de descendre de l’avion de la Continental Airline qui a decollée de Quito a 7h ce matin. Nous avons une heure trente de retard due à une escale à Guayaquil, imprevue au programme de vol. L’avion était trop lourd pour décoller de cette altitude et a du sacrifier du carburant et refaire le plein sur la côte, au niveau de la mer, pour pouvoir se rendre à Houston. Je suis en transit, attendant un autre vol, vers Vancouver, en début de soirée.
Je dois d’abord passer les douanes américaines et la file est longue, car plusieurs vols transitent par Houston. Des dizaines, des centaines et des milliers de voyageurs passent quelques minutes ou quelques heures ici.
La file progresse lentement. Je sens une pression sur mon sac à dos et fait un pas de coté. L’homme derrière moi s’excuse d’un sourire insécure, je lui souris en retour.
C’est Fausto Rodriguez. Il est originaire de Quito, porte assez bien ses 62 ans et a le regard nerveux de celui qui ne voyage pas souvent. L’omnipresence de l’anglais le déroute aussi visiblement; il ne parle qu’espagnol.
Pour moi aussi la langue demandera une adaptation apres trois mois en Equateur. Fausto prendra plus tard un vol vers Calgary, Alberta pour ensuite se rendre à Holden, Colombie Britannique où habite sa fille. Nous avançons encore un peu, on vérifie que j’ai correctement rempli les papiers d’immigration et de douanes et on m’indique le guichet 16. Fausto s’est trompé de file, celle-ci est réservée aux detenteurs d’un passeport canadien. Une agente lui indique, en espagnol, la bonne file. Il aura quelques problèmes à passer la douane mais aura oublié son angoisse deux jours plus tard, alors que pour la premiere fois, il prendra dans ses bras ses trois petits enfants.
Après mon passage aux douanes, je dois récupérer mon bagage, que je devrai ensuite ré-enregistrer – une particularité de l’aéroport de Houston, on dirait. Le tourniquet est déjà rempli de bagages lorsque j’y arrive et je cherche un chariot du regard. J’en repère un, m’en empare et une jeune fille fait de même. Nos regards se croisent, je souris et lui laisse le chariot en en apercevant un autre juste derriere elle.
Elle s’appelle Jessica Chiang et a treize ans. Elle ramasse son sac à dos. Elle revient de deux semaines de voyage au Pérou par un vol Lima-Quito-Houston, en compagnie de dix autres élèves de son école. Ce qui l’inquiète le plus, c’est la réaction de ses parents lorsqu’ils verront le piercing qu’elle s’est fait faire à une narine pendant son sejour au Pérou. Elle craint surtout la réaction de son père, qu’elle voit toujous comme un vieux chinois rétro, alors qu’elle estime pouvoir amadouer sa mère, une fois passé l’effet de surprise initial. Alors qu’elle se dirige vers le comptoir d’enregistrement de son bagage pour sa correspondance vers San-Francisco, Jessica ne se doute pas qu’elle se trompe. Sa mère lui piquera une veritable crise alors que son vieux chinois de père admirera silencieusement l’audace de la fillette.
Je pousse mon chariot vers le comptoir également, pour enregistrer mon bagage pour Vancouver. Un lecteur optique fait le travail de répartition à partir des étiquettes à code barre sur les bagages. Je dépose mon sac de cabine et mes effets personnels dans un plat de plastique qu’un agent passe au détecteur alors que je traverse un autre type de détecteur moi-même. L’agent me souhaite une bonne journée, je ne semble donc rien trimballer de suspect.
L’agent Brian Clark, 42 ans, est dans le metier depuis plus de 10 ans. Aujourd’hui, Brian n’est pas dans son assiette. Il est nerveux et le restera pendant encore quelques heures. Sa nervosité tombera finalement avec les nouvelles de 18h ce soir-là, qu’il écoutera attentivement du salon de son bachelor du downtown Houston. Il retrouvera sa tranquilité d’esprit alors qu’aux nouvelles, on ne parlera pas du vol Houston-Détroit de 13h15. Car Brian a eu un doute lors du passage d’un sac de cabine au détecteur. Trop léger pour arrêter le sac et demander qu’on l’ouvre, sur le coup, mais un doute qui a grandi après coup, une fois qu’il était trop tard. Il y a des journées comme ca, lors desquelles les doutes étaient plus forts, depuis deux-trois ans.
Une fois rendu dans le terminal, je me dis qu’un petit lunch me ferait oublier cette drôle de fatigue due au vol et me redonnerait de l’énergie. Le terminal est rempli de blancs et de filles aux cheveux blonds. Je devrai m’habituer à ça aussi. Des petites voitures électriques traversent les couloirs avec leur conducteur lançant des « Excuse the cart please » à tous les 5 mètres.
Je repère un Starbucks avec plaisir. Je n’ai pas dégusté de latte digne de ce nom depuis trois mois. Je jette un œil intéressé aux pâtisseries, espérant y trouver un pumpkin scone, en vain. Je me contenterai d’un espresso brownie avec mon grande latte. La jeune partner qui me sert porte un badge au nom de Manawi. Manawi est une petite mais jolie jeune femme avec un sourire radieux. Nul ne pourrait se douter que malgré ce sourire si naturel, elle vit une journée triste et remplie de questionnements. Son copain l’a quittée deux jours plus tôt – elle le sentait venir mais n’osait se l’avouer. Elle se remet donc en question et envisage de démenager à Fort Worth, plus au nord, où des amis l’ont invité à les rejoindre.
Je déguste mon latte et mon brownie. Manawi sert quelques clients, toujours en souriant. Elle ne déménagera pas au nord finalement, car trois jours après mon passage à Houston, elle servira un client de retour d’un sejour de 6 mois au Costa Rica. Il tombera amoureux de ce sourire, et s’avèrera être l’amour de sa vie, rien de moins. Manawi ne perdra jamais ce beau sourire naturel.
Ayant terminé mon snack, je ramasse mes affaires et me dirige vers la poubelle pour y déposer ma tasse vide. Une jeune femme prend place à la table que j’ai libérée avec un thé et une salade de fruits. Elle porte l’uniforme de la Continental Airline; c’est une agente de bord et elle se nomme Melissa. Elle vient de terminer son service sur un vol Mexico-Houston et elle a quelques heures de congé avant un nouveau quart sur le vol Houston-San Francisco que prendra Jessica Chiang et ses copains d’ecole.
Contrairement à Jessica, par contre, Melissa ne prendra jamais ce vol vers la côte ouest. Car une heure après son thé du Starbucks de l’aéroport, elle apprendra la mort de son père et prendra un vol vers Boston et quelques jours de congé avec sa famille.
En quittant le Starbucks, je repère un kiosque de revues et livres. J’ai terminé mon livre dans l’avion en provenance de Quito et me dis qu’un peu de lecture pour mon autre vol serait parfait. Après dix minutes de flânage dans les rayons, j’aperçois le dernier numéro de la revue de cinéma Premiere. Kirsten Dunst en fait la couverture, ce qui me rappelle une discussion virtuelle avec quelques copains à propos de son visage, sa beauté, des goûts et des couleurs… Je regarde le sommaire du magazine alors qu’un homme qui me dépasse d’une bonne tête et qui fait le double de mon poids prend un autre exemplaire du même magazine. Je me dirige ensuite vers la caisse avec cette revue qui fera une lecture parfaitement relaxante. Je paye mon achat, l’autre gars me suivant à la caisse avec son exemplaire.
Il s’appelle Nick Charles. Il a 26 ans et habite Seattle. En ce 3 août, il vit la journée la plus déchirante de sa vie – ou du moins, c’est ainsi qu’il le ressent. Nick vit avec sa copine Evelyn Perez depuis deux ans et en est toujours follement amoureux. Elle est d’origine brésilienne et Nick a toujours voulu aller visiter le pays d’origine de son amie. Profitant d’un séjour de 6 mois d’Evelyn à New York qui les aurait séparé pour un temps de toute maniere, Nick a décidé de réaliser son projet et transite donc par Houston et Guatemala City en route vers Brasilia. Ils ne sont pas encore séparés, mais il s’ennuie déjà d’elle, ressentant la douleur et la solitude prospectivement.
Je me dirige vers les sièges du couloir du terminal C d’où partira mon prochain vol. Dans les hauts-parleurs de l’aéroport, on demande à tous les voyageurs de surveiller constamment leurs effets personnels et de respecter les consignes de sécurité. On mentionne également que toute blague relative à la sécurité peut mener à une arrestation.
En face des sieges, il y a un kiosque de cirage de chaussures affichant un tarif de 5$ US. Je note que c’est environ 10 fois le tarif des petits cireurs de Quito et Riobamba.
À ce moment, Quito me semble si loin, mais pourtant si proche… J’y étais encore le matin même, avec mon amie Suzie. Je consulte ma montre. Suzie est arrivée à Miami d’où elle doit prendre une correspondance vers Montréal.
À Miami, elle aura la surprise de découvrir un Starbucks. Elle succombera également à la tentation d’un vanille latte qu’elle accompagnera d’un pumpkin scone en pensant m’en parler plus tard. Ce faisant, elle consultera sa montre et se dira que je suis en transit à Houston à ce moment-là. Suzie ne le sait pas encore, mais American Airline égarera ses bagages lors du vol vers Montréal, les mettant sur le mauvais avion.
Je me lève de mon siège, remarque une poubelle dans un coin et y jette ma boite de tic-tac vide. Un agent de sécurité se tient sur ce coin et me salue d’un sourire. Je lui rends son sourire et retourne m’asseoir.
L’agent George Forbes Jonhson habite Houston depuis toujours et est à trois jours de la retraite. Une retraite qu’il a commencé à espérer environ deux ans avant ce jour. Étrangement, toutefois, il ne semble plus si enthousiaste alors que sa dernière journée approche réellement. Il a un peu l’impression que personne ne remarquera son absence, ce qui lui donne un sentiment d’inutilité injustifiée mais neanmoins présent. Heureusement pour George, lors de son retour du travail après cette dernière journée, pendant la petite fête de famille organisée pour l’occasion, il assistera aux tous premiers pas de son petit-fils John, son huitieme petit enfant. Il oubliera tout sentiment d’inutilité alors.
Assis dans le couloir du terminal C, je résiste à la tentation de lire ma revue, j’ai encore deux heures d’attente avant mon vol vers le Canada. Un couple s’installe à ma droite et dépose une toute petite cage sur le banc à côté de moi. L’homme qui est à ma gauche regarde la cage en souriant. Il est grand et plutôt maigre et ne lâche pas son cellulaire d’une seconde. Il s’appelle Patrick Jean-Baptiste et est originaire d’Ottawa d’un père de Port-au-Prince et d’une mère de Kingston. Il revient de voyage et attend son vol de retour vers Lafayette, en Louisianne, ou il habite depuis dix ans. Il agite son cellulaire et je réalise qu’il a pris une photo numérique du chaton dans la cage à ma droite. C’est une exception à son habitude. Car le passe-tems préféré de Patrick Jean-Baptiste est de prendre des jolies filles en photo avec son cellulaire. Une facon originale et agréable de tuer quelques heures entre deux vols.
Le chaton, qui est une chatte, s’appelle Hermione. C’est une petite calico de trois mois, qui est terrorisée par ce nouvel environnement bruyant et inconnu. Elle subira bientôt trois heures d’un vol Houston-Chicago mais oubliera cette mauvaise expérience en moins de trois jours par la suite, ce qui est assez pratique, d’un certain point de vue. D’un autre par contre, elle sera tout aussi terrorisée par le vol de retour trois semaines plus tard.
Les hauts parleurs annoncent un changement de porte d’embarquement. J’y porte à peine attention, c’est au moins la dizième annonce du genre depuis mon arrivée. La mention de Vancouver attire toutefois mon attention et j’écoute plus attentivement lorsque la voix répete le message. Il s’agit bien de mon vol, qui partira de la porte E-20 au lieu de la C-41 qui est indiquée sur ma carte d’embarquement.
Je me leve donc et suit les indications du terminal E. Trois bonnes minutes de marche et 5 tapis roulants plus tard, je repère enfin la porte E-20 qui affiche bien le vol 1904 en direction de Vancouver.
Je pense à mon amie Karina qui est censée m’accueillir en fin de soirée. Elle est à cet instant au Starbucks de la 10e avenue ouest, près du campus de UBC. Elle et sa collègue sont sur le point de fermer. Karina sert un latte au dernier client et débute les tâches de nettoyage par le présentoir à pâtisserie. Elle met de côté les invendus pour l’organisme de charité, notant au passage un pumpkin scone, fait rare vu la popularité de cet item. En quittant le café vingt minutes plus tard, Karina consulte son agenda dans lequel elle a noté mon numero de vol et l’heure de mon arrivée prévue.
Je m’installe devant un écran diffusant CNN où l’on parle de la convention démocrate ayant couronné John Kerry comme candidat à la présidence des Etats-Unis. Le terminal E semble dédié aux vols vers l’ouest; Seattle, Vancouver, Los-Angeles, San-Francisco, Orange County… Une coïncidence, peut-être.
Une famille avec un incroyable lot de bagages s’installe près de moi. Parents dans la cinquantaine avec deux filles dans la vingtaine, habillées de manière incroyablement sexy, mais sans être d’une beauté particulière. Deux morceaux de hamacs colorés dépassent de leur valises. En les regardant gérer leurs bagages, je ne peux m’empecher de remarquer la jeune femme qui s’installe près de la porte E-22. Elle est d’une beauté saisissante et, malgré ses cheveux blonds, je me souviens très bien de la dernière fois que je l’ai rencontrée – à Vancouver justement. Elle avait les cheveux noirs alors.
Elle s’appelle Scarlett et elle est actrice. Elle est à Houston depuis trois semaines, en entrainement de pré-tournage pour le film The Island. Elle prend ce soir un vol vers Los Angeles où elle doit participer le lendemain à une petite cérémonie en l’honneur de Bill Murray.
On appelle les passagers de première classe de nos vols presque simultanement. Je devrai patienter encore un temps, je vole en classe régulière, bien entendu. Scarlett passe la porte d’embarquement E-22 et je me demande si elle aussi a acheté le Premiere magazine. Ça aurait fait un bon point de départ de conversation si nous avions pris le même avion.
Je reporte mon attention sur CNN. Un homme, une femme et une fillette passent entre les sièges devant moi. La fillette est boudeuse et tire sans ménagement une version enfant d’une valise à roulettes à l’effigie de Barbie. La valise heurte mon genou droit, sans grand mal. La mère s’excuse et jette un regard réprobateur à la fillette qui gromelle quelque chose d’inintelligible à mon endroit puis s’éloigne.
Elle n’a que dix ans et s’appelle Anna Louisa Aguirre. Elle va embarquer en première classe vers Vancouver pour son premier vol international. Si elle boude malgré tout, c’est que sa mère a refusé de lui acheter le livre sur Shrek 2 qu’elle a vu au kiosque à journaux où Nick et moi avons acheté notre magazine.
On appelle enfin les passagers de classe régulière pour Vancouver. Je me lève et m’installe dans la file d’attente. Une jeune femme s’approche du comptoir et s’informe à la préposée d’un changement de porte d’embarquement. Je comprends qu’elle devait partir de E-20 mais vers New York (Au diable ma théorie sur le terminal E et les vols vers l’ouest). La préposée lui indique que son vol a été retardé de vingt minutes et partira de la porte C-45. La jeune femme s’éloigne du comptoir, regarde les affiches, hésite… nos regards se croisent. Elle a de très longs cheveux noirs, attachés négligemment par une pince. Et elle a de très jolis yeux, mais ils sont rougis par des pleurs récents. Je lui souris et lui montre l’affiche indicant la direction du terminal C. Elle me remercie et s’éloigne alors que j’avance un peu dans la file.
La jeune femme aux jolis yeux s’appelle Evelyn Perez. Elle a vingt-trois ans, est native du Brésil mais de parents Équatoriens. Elle s’envole pour un séjour de 6 mois a New York. Et si elle a récemment pleuré, c’est qu’elle a dû se séparer de son ami Nick, qu’elle aime à la folie. Elle s’ennuie déjà alors qu’il est parti à peine une heure plus tôt.
Evelyn pleurerait beaucoup plus ce soir si elle savait qu’elle ne reverrait jamas Nick. Et elle pleurera beaucoup aussi lorsqu’elle le réalisera. Elle fera encore rougir ses jolis yeux qui reflèteront souvent cette profonde tristesse.
C’est à mon tour de présenter mon passeport et ma carte d’embarquement. Les secteurs des départs dans les aéroports sont la scène de beaucoup de pleurs et de déchirements. Je n’échappe pas à cette constatation, ayant souvent pleuré près de portes d’embarquement. Je réalise, au moment de parcourir le couloir me menant au Boeing 757, que les secteurs des arrivées sont aussi souvent le théâtre de grandes joies. J’espere ne pas échapper à cette règle non plus.
Je monte dans l’appareil et m’installe dans le siège 16F près de la fenêtre. Dehors, de nombreuses lumières clignotent, créant des reflets jaunes, bleus, rouges, verts… Je vois un avion de American Airline atterrir sur ma gauche. Je ne le sais pas, mais il contient un grand sac à dos Arcterix qui aurait dû faire Miami-Montréal au lieu de se rendre à Houston ce jour-là. Suzie mettra trois jours avant de revoir ce sac à dos, qu’elle récupèrera heureusement.
Je soupire, tentant de laisser Quito et l’Équateur derrier moi, en même temps que Houston, où je n’ai passé que quelques heures. Je pense à Vancouver.
Après un an et demi, il est temps que je rentre chez moi.
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Aéroport de Houston, 3 aout 2004.
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© Hugues Morin 2004