C’est du cinéma
À Mathieu Trépanier
Ma troisième affaire.
Enfin, la troisième affaire pour laquelle j’avais officiellement un mandat,
confié par un client. J’avais fait quelques trucs par-ci par-là, pas trop
officiellement quelques mois avant de m’afficher publiquement, enfin. Ma
troisième, donc. Les deux premières avaient été couronnées de succès — du moins
pour moi, faute de l’avoir été pour mes clients. J’avais été payé et j’avais
résolu l’affaire, même si la vérité n’avait pas fait le bonheur de tout le
monde. Deux histoires de jalousie. Un peu banal, mais ce sont toujours les
machins les plus ennuyeux qui permettent de mettre pain, beurre et vodka dans
les armoires.
Cette fois, c’était dans un cinoche de
quartier. Enfin, c’était le seul cinéma de la ville, mais il faisait tout de
même cinoche de quartier. Trois salles dont une à peine plus grande que mon
salon, et une ambiance tellement feutrée que l’on aurait jamais dit que c’était
un lieu public. C’était un dimanche midi et j’achevais de faire le tour de
l’endroit, guidé par Nico le projectionniste, un type qui devait bien avoir une
bonne tête de plus que moi et qui faisait certainement dans les trois cents
livres de muscles. Bon, il avait peut-être quelques dizaines de livres en trop
au niveau du pneu, mais son visage débonnaire lui ôtait toute allure de dur à
cuire. Je fixai mon reflet dans une fenêtre de projection, question de vérifier
ma propre allure. Il fallait bien que j’assure un max si je voulais arriver à
quelque chose avec cette bande de jeunots. Nous venions de pénétrer dans une
salle de projection grande comme ma main et le frigo un peu gras du bide qui me
précédait se déplaçait avec l’aise d’une ballerine malgré l’espace restreint de
la pièce. Debout près d’une trappe dans le plancher, Nico le projo me montra
l’entrée électrique, l’air de croire que la chose m’intéresserait.
— C’est par ici que tout le courant passe.
Bon! Vous avez tout vu. Y’a pas d’autres pièces à part l’autre salle de
projection. On y va?
— Hum hum, je fis, ne sachant trop que dire
d’autre.
Et en réalité, je n’avais rien dit d’autre
depuis le début de la visite.
Être un privé de nos jours, et dans une
petite ville de région, ça n’a rien de bien reluisant. Juste pour avoir le
droit de trimbaler un flingue, il aurait fallu que je remplisse tellement de
paperasse que j’avais décidé d’être un privé non armé. Bon, j’avais tout de
même un minimum de quincaillerie sur moi, mais pas de pétard. Déjà que la
police du coin et son pendant provincial m’avaient pas trop à la bonne, je
voulais pas qu’ils en profitent et me pincent pour un détail comme un feu.
Nous ressortîmes de la minuscule salle de
projection et Nico m’expliqua que la seconde salle du même genre était un peu
plus petite.
— J’ai du mal à imaginer que la chose soit
possible.
Ça y était, j’avais enfin fait une phrase
complète. Nico me dévisagea, surpris.
Il y avait un autre projectionniste. Rico,
celui-là. Il arrivait justement, par le corridor principal, lui aussi avec des
pas si légers qu’on aurait dit qu’il ne faisait pas cent livres alors qu’il
devait facilement peser le triple. Nico et Rico se ressemblaient à plusieurs
points de vue. Même gabarit, quoique le poids de Rico semblait plus réparti en
longueur, et même regard de labrador plutôt que celui du malamuth dont on se
serait attendu de deux armoires à glace pareilles.
Je me demandais si avoir un prénom à
consonance italienne était un pré-requis pour occuper le poste de
projectionniste dans ce milieu lorsque Rico nous rejoignit à l’entrée de la
seconde salle des machines. Il avait avec lui une affiche annonçant un nouveau
James Bond. J’écoutais que d’une oreille ce qu’il racontait, surpris de
constater que Nico avait raison sur l’étroitesse de la seconde salle.
— L’architecte devait être un nain ou quelque
chose du genre.
Ça m’avait échappé.
— Euh.. Non, répondit Nico. Il n'est pas
nain.
Il aurait pourtant dû, pour avoir pensé
installer tous ces plateaux et ces appareils électroniques dans un espace si
restreint.
J’en avais marre de cette visite guidée qui
ne me fournissait aucun élément tangible. Visiter les lieux ne m’avait jamais
paru un travail essentiel au détective privé. La police passait avant nous,
alors à quoi bon se balader sur les lieux sans pouvoir relever le moindre
indice? Dans le passé, il y avait toujours des machins oubliés par les flics,
mais aujourd’hui, avec leur foutu matériel technologique, ils ne laissaient
absolument rien. Ils passaient même l’aspirateur pour ramasser les fibres,
l’ADN et toutes ces foutaises.
Moi j’étais de la vieille école, malgré mon
jeune âge. Un cousin de mon oncle avait bossé pour la filiale officieuse de
Montréal du bureau de New York de l’agence Continental et c’est de lui
que j’avais appris le métier. Bon, aujourd’hui, il avait quatre-vingts
printemps bien sonnés et plus toute sa tête, mais il y a encore quelques mois,
il arrivait généralement à me raconter ses meilleurs trucs et les affaires sur
lesquelles il avait travaillé avec assez de cohérence. Bref, j’avais été formé
sur le tas. Et ça non plus les flics ne pouvaient pas le digérer, eux qui
avaient des études et tout.
C’était aussi le cousin de mon oncle qui
m’avait montré comment parlent les vrais privés. En réalité, je savais bien que
personne ici n’avait jamais parlé comme ça, mais de causer comme un acteur de
polar américain post-synchronisé par les français me donnait un style assez
original dans le coin. Je jouais un rôle, mais ça m’empêchait pas d’être un
véritable privé. Et j’aimais l’idée d’être un détective privé presque
plus que le job lui-même.
Pour les corps de police, j’étais un drôle de
type, avec qui il ne fallait pas trop collaborer. J’avais donc décidé de leur
laisser les analyses et les bidules du même genre pour me concentrer sur ma
spécialité; les types et les gonzesses qui tournaient autour de l’affaire, de
près ou de loin. Et pour l’instant, j’avais seulement vu trois personnes; mes
deux armoires à projection et Tara, une môme d’environ dix-sept ans qui était
vendeuse de tickets à l’entrée. J'avais encore cuisiné personne sur l’affaire
mais je me proposais de débuter par la môme. Petite, cheveux violets, yeux
pétillants, trois ou quatre boucles sur les oreilles et dans le nez (et
probablement ailleurs, mais ça seul son copain pourrait me le dire), Tara avait
aussi des appareils dentaires avec des bagues vert fluo. Enfin, vous voyez le
genre. Je laissai donc les deux géants siamois en plan et redescendis vers
l’entrée du cinoche.
Ma troisième affaire, elle avait commencé la
veille, un samedi en début de soirée, quand un grand type maigre comme un clou
était entré dans mon bureau, en réalité une des pièces de mon appart, rue
Bourgoing. La quarantaine, le cheveu court et brun, petites lunettes cerclées
de métal. L’air hagard.
— Vous êtes réellement un détective?
Sa voix était drôlement grave pour un type
aussi dépourvu de coffre.
— C’est ce qui est écrit sur la porte, alors…
Je fis mine de prendre une gorgée de vodka.
En fait, je ne buvais pas d’alcool, mais il me semblait que les vrais privés en
prenaient constamment, alors la vodka faisait comme qui dirait partie de mon
équipement de travail.
— Vous pouvez retrouver quelqu’un?
— Ça dépend.
Il jeta un regard à la ronde. Peut-être
cherchait-il un fauteuil, mais la pièce n’était pas assez grande pour en
contenir un. Je ne relevai pas, pas plus que je ne l’invitai à prendre ses
aises. Il reprit:
— C’est ma fille. Elle a disparu. Il faut
absolument que je la retrouve. Aujourd’hui.
— Bon, d’accord. Racontez-moi tout, depuis
quand elle a disparu, de quoi elle a l’air — vous avez une photo? — où on l’a
vue la dernière fois, qui sont ses amis les plus proches…
Il regarda encore une fois autour de lui.
Cette fois-ci, je me levai et retirai une pile de dossiers, ce qui révéla un
petit banc de bois — il s’agissait de papiers sans importance que j’avais
empilés un peu partout dans le bureau pour donner l’image d’un homme occupé.
J’invitai mon nouveau client à prendre place.
Il prit une grande inspiration et débita son
histoire:
— Ma fille a seize ans, elle s’appelle
Véronique. Petite, un brin ronde, cheveux blonds. Je n’ai pas de photo avec
moi, désolé. Depuis quelques semaines, je la soupçonne de vouloir fuir la
maison, elle n’est pas dans son état normal, un petit ami bizarre. Enfin, bref,
je la suis discrètement depuis deux jours. Hier soir, elle avait quitté la
maison avec son sac à dos et je pensais qu’elle voulait partir définitivement.
Malheureusement, elle m’a vu la suivre et m’a échappé. Elle est entrée au
cinéma, où je l’ai perdue. Voilà.
Je fis mine de réfléchir à tout ça — Il n’y
avait pas grand-chose à réfléchir, finalement.
— Bon, je vais aller jeter un œil au cinoche
en question. Je partirai de là. Il me faudra une photo. Et son copain, c’est
qui?
— En fait, je ne le sais pas, je ne connais
pas son nom. Il est, euh… grand et costaud, avec les cheveux longs et blonds,
qu’il attache avec un élastique.
Bon, au moins, j’avais l’embryon du début
d’une idée à quoi pouvait ressembler ce jeune couple en cavale. On devait avoir
déjà vu pire.
— On se voit ici tous les matins dix heures,
dis-je à mon client. Je prends cinq cents billets pour l’affaire, si je la
boucle en moins d’une semaine. Sinon, on verra pour la suite.
Le soir même, j’allai me faire une idée de
l’endroit où mon client avait perdu la trace de sa fille.
Le cinéma est situé rue principale, en plein
centre-ville. Petit édifice à toit plat — surprenant qu’un édifice si peu élevé
puisse abriter des salles de cinéma. À en croire mon client, la fillette
Véronique était entrée par la porte principale. Celle-ci débouchait directement
sur le guichet et le comptoir à bonbons. J’achetai un billet pour un film qui
débutait quelques minutes plus tard — une comédie romantique avec Julia Roberts
—, puis me dirigeai vers les salles en observant le bâtiment. Au bout du
couloir qui séparait les salles de l’entrée, un petit gringalet prit mon billet
et m’indiqua la salle numéro deux. Je remarquai un autre couloir menant vers
les toilettes et m’y engouffrai. Passé les salles de bain, le couloir devenait
plus large et menait à deux portes vitrées, une sortie qui donnait sur le
stationnement de côté. Bon, tout ça pour rien; Véronique était tout simplement
sortie par ici et avait filé par l’arrière de la bâtisse. Je ne remontai pas
voir le film et quittai les lieux.
Le lendemain matin, dix heures. Mon client
n’avait toujours pas de photo.
— Désolé, j’ai oublié. Vous êtes allé au
cinéma? Vous avez interrogé le gérant?
— Aucun intérêt, elle a probablement filé par
derrière; il y a une autre sortie qui…
— Impossible! Quand je l’ai vue entrer là, je
me suis posté au coin de l’édifice, je voyais les deux portes, celle du devant
et celle de côté. J’ai attendu jusqu’à la sortie des employés, à minuit dix;
ils verrouillaient les portes! Mille dollars si vous la retrouvez aujourd’hui!
Une heure plus tard, j’étais de retour au
cinoche.
— Le gérant, c’est qui? Il est ici?
J’étais tombé sur Nico le projo. Il était
seul. Le premier à arriver pour préparer les projections de l’après-midi.
— Non. Et c’est pas un gérant, c’est une
gérante. Claudia. Elle va être là dans quinze minutes.
— Je suis détective. Je cherche une personne
qui est peut-être venue voir un film hier soir. Vous étiez là hier?
— Oui. Mais il y a beaucoup de monde qui
viennent voir des films. Et je ne vois pas tout le monde, moi, je suis souvent
dans les salles de projection, vu que je suis le projectionniste.
Il avait prononcé «vussque», en un mot.
— Ok. Je peux faire le tour de la place?
J’aimerais jeter un coup d’œil.
— Pas de problème.
Il m’avait donc entraîné à sa suite dans
toutes les pièces du petit cinéma; jusqu’à me montrer l’entrée électrique au
fond de la salle de projection. Entre-temps, Tara était arrivée et aussi Rico,
l’autre gros type qui était projectionniste. C’est Nico qui m’avait présenté à
eux, en poursuivant sa visite.
Entre autres informations plus ou moins
utiles, j’avais appris que les gars responsables des équipements se nommaient
Bob et Bob. J’avais cru à une blague du projo, mais non. Ça prenait bien un
cinéma pour avoir deux techniciens avec un nom de duo comique!
J’en étais donc là en ce dimanche après-midi,
et pas plus avancé que la veille, alors que je descendais le couloir menant au
guichet. Des affiches annonçant les films à venir tapissaient les murs du
couloir. D’autres étaient suspendues au plafond. Tom Hanks, Bruce Willis, Tom
Cruise et Nicole Kidman me regardaient d’un œil racoleur. Dans le cas de
Kidman, c’était du plus bel effet.
La môme Tara était au comptoir-lunch, en
train de préparer du pop-corn. Je décidai d’attaquer de front.
— Salut.
— Salut.
Elle me tournait le dos, affairée à verser
les grains de maïs dans la machine.
— La gérante, Claudia, elle est pas encore
là?
— Elle ne viendra pas cet après-midi; elle
s’est fait remplacer par Rico. Je pense qu’il est en haut, avec Nico.
— Ah bon. T’étais là hier soir?
Elle se retourna enfin.
— Oui, pourquoi?
— Je cherche une fille qui est venue ici.
Petite ronde avec un sac à dos.
— Oh, il passe beaucoup de monde ici.
— Ouais, Nico m’a servi la même soupe.
Rico était descendu et j’en profitai pour le
cuisiner lui aussi. Rien à faire; il était absent la veille.
— Et le gringalet qui s’occupait des tickets
en haut du couloir, hier soir?
— Qui?
— Un type bâti sur un squelette de poulet.
C’était qui?
— Ah! Vishnou. C’est le propriétaire.
— Le proprio s’appelle comment? Et il
s’occupe des billets?
— Vishnou. Et oui, il travaille avec nous,
sur le plancher, plusieurs soirs par semaine. Quand il est en ville.
— Drôle de nom pour un propriétaire de
cinoche.
— C’est le nom d’une déesse hindoue, à ce que
j’en sais.
— Et c’est Vishnou comment?
— Vishnou rien. Vishnou tout court.
— Et on peut le joindre comment, ce Vishnou?
Toute l’affaire m’apparaissait de moins en
moins claire — en admettant qu’elle ne l’ait été ne serait-ce qu’un brin depuis
le début. J’avais perdu mon temps au cinoche, et le proprio qui se faisait
appeler Vishnou était littéralement impossible à contacter pour l’instant.
De son vrai nom Mathias Morin, le type était
une sorte de bohème qui avait séjourné deux ans en Inde et au Tibet, avant de
passer par Paris où il avait travaillé dans un vieux cinoche et appris pas mal
de trucs sur ce boulot. Son vieux était passé dans un éventuel monde meilleur
deux mois après son retour d’Europe et Vishnou s’était ramassé avec un peu de
fric dont il ne savait que faire. Il avait investi toute la somme dans un
cinéma dont il confiait la gérance à une copine. Entre ses voyages un peu
partout dans le monde, il revenait passer quelques semaines ici et travaillait
dans son cinéma. Un original, à n’en pas douter. Et même s’il voyageait
beaucoup, il était sans le sou lorsqu’il partait; tout l’argent avait été placé
dans le cinéma et il devait se trouver des petits boulots à l’étranger. Un cas.
Toujours est-il que mon affaire était mal tombée.
La veille avait été la dernière soirée de Vishnou en ville, avant son départ
pour l’Argentine, où il avait décidé d’aller demeurer quelques mois. Il était
parti le matin même. Ça me semblait suspect, mais après vérification, il était
apparu que ses réservations de billets d’avion avaient été faites depuis des
semaines. Bon, ça ne prouvait rien. Après tout, il avait peut-être planifié
tout ça avec la môme Véronique. Elle ne devait pas avoir fugué par hasard ce
soir-là.
Mais pouvait-on réellement croire à une
histoire pareille? Qu’une ado planifie de fuir en Argentine avec l’aide d’un
propriétaire de cinéma excentrique?
En fait, je cherchais un sens à cette
affaire. Y avait-il une affaire, en fin de compte? Je ne disposais d’aucun
élément pour retrouver cette foutue crétine de fugueuse et je me demandais
comment mon mentor aurait travaillé dans pareil cas.
Je retournai au cinoche où l’on me confia
après de longues hésitations les coordonnées de Claudia la gérante. J’allais
lui rendre une petite visite. Après tout, peut-être que la Véronique était une
habituée du cinéma et que la gérante pourrait me renseigner.
— Claudia?
— Peut-être. Vous lui voulez quoi?
— Lui jaser un brin. Elle est là?
— Ça se pourrait. Faudrait que je vérifie.
— C’est tout vérifié. Je peux entrer? Je veux
juste te demander deux ou trois trucs à propos du cinéma.
— C’est pas moi Claudia, je suis sa sœur,
Véronique.
Petite, un peu rondelette? Non, pas ronde, à
peine dodue. Cette Véronique-là avait les cheveux foncés. Mais qu’est-ce que ça
prouvait au juste? Aujourd’hui, il y en a des verts, des bleus, et que sais-je
encore? Et on peut les changer à volonté en moins d’une heure.
— T’as un sac à dos?
Elle me regarda d’un air étonné.
— Oui, pourquoi cette question? Oh et puis
zut, je vais aller chercher Claudia, elle s’arrangera avec vous.
Elle se retourna vers l’escalier, me laissant
devant la porte ouverte, sans m’inviter à entrer. Elle cria à sa sœur, mais
était-ce bien sa sœur? Bon, après avoir soupçonné Vishnou d’avoir emmené la
fille en Argentine, me voilà qui soupçonnais sa gérante de l’héberger! Comment
les privés du temps du cousin de mon oncle s’y prenaient pour avoir toujours le
pif et découvrir qui cachait quoi au juste? Mystère.
Claudia se présenta enfin et me fit entrer
dans le vestibule. Pas plus grande que sa sœur, cheveux roux. Jolie fille.
Soigneuse d’elle-même, j’aurais dit.
— Tu veux me parler du cinéma?
Elle avait prononcé cinémâ. Fort
accent régional, ça diminuait un peu le charme. Elle m’indiqua une chaise de
cuisine et s’installa dans un fauteuil, les jambes un peu écartées, comme un
gars. Elle me sembla un peu moins jolie, finalement. Elle s’alluma une
cigarette, ce qui finit de détruire ma première impression favorable. Tant pis.
— Je cherche une fille qui est allée au
cinéma hier et comme vous étiez là…
— Oh, il passe…
— … beaucoup de monde au cinéma, je sais.
Décidément, c’est votre slogan!
Sans lui laisser l’occasion de répondre, je
repris:
— Écoutez, ma belle, je cherche cette fille
et personne ne semble penser pouvoir m’aider, et ce avant même que je l’aie
décrite, ou que j’aie mentionné son nom. C’est pas très net tout ça!
Je sentis que j’avais marqué un point avant
même qu’elle ne réagisse. J’avais improvisé, mais mon improvisation me semblait
tout à fait juste. Et la réaction de Claudia me le confirmait. Elle se reprit.
— Ok. Vas-y. À quoi elle ressemble? Quel est
son nom?
— Petite, ronde et blonde. Véronique.
— Tu dois avoir une photo, j’imagine, je
pourrais peut-être la reconnaître si c’est une habituée.
Merde. La photo. J’en avais toujours pas.
J’allais avoir l’air d’un idiot et Claudia avait repris de l’assurance en me
répondant. Avais-je réellement marqué un point vingt secondes auparavant?
— Foutu boulot de merde!
J’avais parlé tout haut.
— Quoi?
— Laissez tomber. J’ai pas de photo.
Je me levai, abandonnant la partie pour cette
fois. Mais Claudia me relança:
— Pourquoi tu la cherches au juste?
J’étais surpris. Elle aurait dû être bien
contente que je disparaisse. Pourtant, elle lançait elle-même une corde qui
pouvait la pendre, si toutefois elle avait quelque chose de pendable à cacher.
— Son père la recherche. Elle a fait une
fugue et j’ai été engagé pour la retrouver avant qu’elle fasse une connerie.
Elle a que seize ans.
— Écoute, je connais deux Véronique. Ma sœur
qui t'a ouvert tout à l’heure, et une ex-employée du cinéma partie étudier à
Montréal. Désolée. Et tu devrais te procurer une photo si tu veux interroger le
monde!
Sur le chemin du retour vers mon bureau, je
maudis cette Claudia qui m’enseignait mon boulot. Et je maudis mon client pour
cette satanée photo. Il avait intérêt à rappliquer avec cette photo de sa fille
à notre rendez-vous du lendemain matin, sinon j’abandonnais l’affaire!
J’avais demandé à Claudia la liste des
employés du cinéma, à tout hasard, et elle avait poliment refusé ma requête.
J’étais bien avancé. J’aurais pu la jouer dure, lui foutre une baffe en pleine
poire, mais à quoi bon? Je me serais ramassé en taule en moins de deux.
Et quand bien même j’aurais la liste des
morveux du cinoche, elle m’avancerait à quoi cette liste, si chacun me
répondait qu’il passait beaucoup de monde dans ce foutu cinéma, je vous le
demande.
J’avais l’impression que cette affaire ne
menait nulle part, mais je ne savais trop si cette impression était fondée ou
si elle était simplement le résultat de mon inexpérience. Ou pire encore, de
mon incompétence. Mais comme je voulais être un vrai détective, je n’osais
envisager la chose sous cet angle.
La visite de mon client, le lundi matin,
aurait dû me saper le moral, puisqu’il me retira l’affaire, purement et
simplement.
— Je vous avais offert beaucoup d’argent pour
retrouver ma fille rapidement, vous n’avez rien pu faire, alors laissez tomber.
Ça fera bientôt quarante-huit heures qu’elle a disparu, la police pourra alors
s’en charger.
Évidemment, la police attend toujours un
certain délai avant de conclure à une fugue. L’absence de sa fille le soir même
de ce qu’il appelait sa disparition ne justifiait pas des recherches intensives
de la part des représentants de l’ordre.
Sur ce, mon client disparut de mon bureau et
mit fin à ma troisième affaire.
Du moins, c’est ce que je croyais et ce que
j’ai cru pendant les trois jours suivants. Jusqu’à ma rencontre fortuite avec
Hugo Trépanier, qui travaillait pour la police locale. C’était certainement le
seul agent avec qui je pouvais discuter. Nous avions fréquenté l’école ensemble
et Hugo me trouvait amusant. Certes, j’aurais pu me sentir insulté par un tel
comportement, mais avoir un contact dans la police pouvait s’avérer utile, et
j’avais donc remisé mon orgueil au placard.
Ce jeudi avant-midi, je faisais mon épicerie
lorsque je croisai Hugo devant les étagères de pâtisseries.
— Seulement des croissants, pas de beignets.
— Ça fera l’affaire, je ne suis pas en service.
Hugo avait le sens de l’humour.
— Et puis, avez-vous retrouvé la fillette en
fugue, finalement?
Une simple question, sans arrière-pensée,
seulement pour meubler la conversation. Avec peut-être un mince intérêt à
connaître la résolution de ce qui avait été mon affaire. Une simple
question. Et une simple réponse. Simple, mais surprenante.
Jamais le père de Véronique n’avait contacté
les forces policières au sujet de la disparition de sa fille. Alors soit elle
était revenue d’elle-même, soit… soit quoi au juste? Eh bien je ne le savais
pas trop, mais tout ça me semblait anormal. Puis, j’eus une idée qui m’apparut
saugrenue, mais comme toute l’affaire était saugrenue, pourquoi ne pas suivre
cette intuition? Je décidai de retourner au cinéma ce soir-là.
— Pour quel film? Euh… celui-là, avec Cate
Blanchett… à vingt et une heures trente. Merci.
Je n’avais encore jamais vu la fille du
guichet, une blondinette avec les cheveux coupés à la Jeanne d’Arc dont
l’épinglette à l’effigie du cinéma mentionnait Andréanne.
La fille au comptoir-lunch m’était aussi
inconnue — je me demandai combien d’employés travaillaient dans le cinéma de
Vishnou. Je commandai un grand pop-corn avec une boisson gazeuse du même
format. La fille, une grande asperge blonde qui portait des souliers avec
d’épaisses semelles à talons hauts, s’affaira à la machine et revint avec un
sac grand comme un sac d’épicerie, rempli à ras bord de maïs soufflé. Jamais je
ne passerais à travers tout ce pop-corn. Elle allait me servir la boisson dans
un véritable seau lorsque je changeai d’idée pour le format; j’allais prendre
une petite boisson, finalement. Son épinglette à elle m’informa qu’elle se
nommait Maude.
Je lui laissai un dollar de pourboire et
montai le couloir vers la salle. Là-haut, aucune trace des projectionnistes
siamois. Une autre blondinette s’occupait des tickets. Décidément, c’était la
soirée des blondes! Celle-ci avait les cheveux mi-longs attachés sur la nuque.
Elle contrôlait les billets d’un air nerveux mais attentif — pas le genre à rigoler
si vous aviez égaré votre ticket! Ses mouvements étaient vifs et saccadés.
J’entrai dans la salle — il s’agissait de la
plus grande des salles du complexe, même si elle ne comportait qu’une centaine
de sièges. Puis, attendant que mon pourboire ait fait son effet, je redescendis
au comptoir pour jaser avec Maude la grande blonde. Ce jeudi soir était
visiblement un soir tranquille pour le cinoche; nous étions une vingtaine de
clients, tout au plus.
Au comptoir-lunch, Maude me tournait le dos.
— Hum hum, fis-je.
Elle se retourna vivement et laissa tomber la
pelle à pop-corn, ce qui produisit un fort bruit de casserole.
Je lui souris:
— Pardon, il y a pas une Véronique qui a
travaillé ici?
— Oh! Oui. Mais elle est partie vivre à
Montréal.
— Je ne suis pas certain que c’est avec elle
que j’ai parlé d’un truc lors de ma précédente visite ici. Vous pouvez me la
décrire?
— Ben… elle était un peu plus petite que moi,
plus grasse un peu aussi — c’est pas bien difficile, hein — mais pas grosse.
— Les cheveux blonds?
— Oui, du moins châtain pâle, disons.
— Je crois bien que c’était elle. Je vous
remercie.
Sur ce, je lui laissai un autre dollar de
pourboire. J’allais quitter le comptoir, mais me ravisai et lui demandai:
— Vous ne travailliez pas ici samedi dernier?
— Non, le samedi, il y a Claudia, Nico, Tara,
Carole et Marilyn.
— Ah bon, fis-je, feignant l’indifférence
devant cette énumération.
Carole était la speedy qui vérifiait
les billets à l’entrée des salles. Une chance.
— Salut, Maude m’a dit que t’étais là samedi
dernier? Je veux juste savoir si Véronique est venue vous voir?
Une hésitation. J’étais sur une piste. Comme
un vrai.
— Non, je l’ai pas vue depuis qu’elle a
quitté le cinéma.
— Je devais la rencontrer dimanche matin. Je
pense qu’elle est retournée plus tôt que prévu à Montréal et j’arrive pas à la
rejoindre là-bas.
Un soupir. De soulagement? Probable.
— C’est plate que j’aie perdu le contact, je
devais l’aider à se trouver une job là-bas. Tant pis.
Je me dirigeai vers la salle.
— Véronique est venue, oui, je m’en souviens
maintenant.
Elle mentait très mal sur ses souvenirs, mais
elle me disait la vérité sur la visite, je l’aurais juré.
— Mais elle a eu un imprévu et elle a dû
changer ses plans.
— Je te remercie.
Cate Blanchett fut sublime. Comme toujours.
Vendredi matin, j’étais devant le cinéma
lorsque la gérante arriva. Je la laissai s’installer avant d’aller la voir. Je
ne voulais pas l’affronter sur le trottoir.
La porte n’était pas verrouillée, alors
j’ouvris.
— Salut Claudia. Je peux te demander pourquoi
tu m’as menti à propos de Véronique?
Elle allait refermer la porte, mais j’y
glissai le pied et changeai de stratégie. Après tout, je n’avais pas lu tous
ces bouquins de polars dur à cuire pour rien:
— Bon, écoute, ça n’a rien à voir avec
Véronique. Je voulais juste t’avouer que ton père naturel, c’est moi. J’ai
rencontré ta mère à Venise, c’était le printemps, j’étais jeune, le clair de
lune…
Elle me donna un grand coup de pied sur les
orteils. La douleur faillit me faire retirer le pied de la porte.
— Écoute, je veux juste l’aider. Son père la…
— Son père est mort l’an dernier. Fiche le
camp espèce de cinglé ou j’appelle la police!
Elle me donna un second coup de pied. Je
libérai la porte qu’elle referma aussitôt et ferma à clef..
De mon bureau, je
tentai de rejoindre mon client, au numéro qu’il m’avait laissé. Sans succès.
Foutue affaire
pourrie!
En résumé, je n’avais pas de client, et ce
client n’était pas le père de la fugueuse qui n’avait pas fugué que je
recherchais. Mais qu’est-ce que je foutais dans un bordel pareil plutôt que de
poursuivre les méchants criminels que la police était incapable de coffrer?
Une migraine se pointa le museau. J’avalai
une gorgée de vodka, comme l’aurait certainement fait le cousin de mon oncle.
Le résultat fut instantané: la douleur dans ma tête décupla.
Une sieste. Voilà ce qui me remettrait
d’aplomb. Je me couchai pour une petite heure.
Je me réveillai cinq heures plus tard,
l’estomac tout gargouillant. Je décidai qu’un repas digne de ce nom, dans un
restaurant du centre-ville, me remettrait les idées en place.
Tout alla bien, de mon arrivée au resto au
départ du couple qui occupait la table en face de la mienne. Le potage avait
été excellent, le hamburger steak aussi et le service impeccable. La serveuse
était une sacrée belle fille, ce qui ne nuisait en rien à l’agréable soirée que
je passais enfin. J’avais presque oublié Véronique, Vishnou et les autres
bizarres, lorsque le couple quitta la banquette où il prenait place. Ce
faisant, il me permit de voir l’affichette qui était apposée dans la fenêtre
derrière leur table. La programmation du cinéma.
Jamais encore je n’avais tant fréquenté un
cinéma. Et c’était bien la première fois que j’allais voir deux films la même
semaine — sans compter que j’avais aussi acheté un billet le soir où je n’étais
venu que faire le repérage des lieux. La vue de deux nouveaux visages à
l’entrée ne me fit aucun effet particulier; rien ne me surprenait plus dans cet
établissement. Ils avaient l’air d’être une bonne centaine d’employés ici de
toute manière. C’était à se demander si Vishnou n’avait tout simplement pas
ouvert ce cinoche pour fonder une secte secrète dédiée à l’adoration de sa
déesse hindoue. Après tout, on avait vu plus bizarre encore. Il n’y avait qu’à
regarder les nouvelles à la télé. Il faudrait peut-être creuser la question, à
un moment donné. Une petite visite à Vishnou en Argentine le prendrait
certainement par surprise!
Deux filles étaient au guichet. Une petite
rousse, plutôt jolie, avec un charmant sourire découvrant des broches en or. Je
bénis le ciel d’avoir inventé les épinglettes pour employés.
— Bonsoir Kate, est-ce que Nico travaille ce
soir?
— Oui, il est en haut, dans les salles de
projection.
Elle parlait d’un ton calme mais quelque
chose de pétillant dans le regard lui donnait un air espiègle. Et elle avait
rougi lorsque je l’avais appelée par son prénom.
— Merci. Je vais prendre un billet pour ce
film d’animation, à dix-neuf heures quinze.
Je notai qu’il affichait “treize ans et
plus”. Curieux pour un film de petits mickeys.
Je souris à l’autre
fille, une brunette qui s’affairait à prendre des notes sur un cartable. Pas
d’épinglette. Je tentai une approche:
— C’est la première fois que je vous vois
ici.
— Normal, je ne travaille pas ici. Je suis
vérificatrice.
Aucun intérêt, donc. Mais elle poursuivait:
— Je ne suis ici que pour les films en
primeur.
Je la saluai, notai que la fille du
comptoir-lunch était aussi une nouvelle; Sofia, selon son épinglette. Cette
fois-ci, je ne m’achèterais pas de pop-corn à la tonne. Je souris à Sofia —
petite, cheveux bouclés, brunette elle aussi; c’était à croire que Vishnou
établissait ses horaires en fonction de la couleur des cheveux des employés! Je
pris note de cette idée et commandai un petit format de maïs avant de me
diriger vers la salle.
Nico, Rico et une autre inconnue— cheveux
longs bruns et fins —, discutaient au bout du couloir. Je me glissai à travers
un petit groupe de jeunes qui regardaient les affiches de films à venir. Je
n’eus même pas besoin de tendre l’oreille pour entendre la discussion de Nico
et ses collègues. J’étais un peu trop loin pour distinguer le nom de la
brunette. On aurait dit Marilyne, ou quelque chose du genre. Maude ne m’avait
pas parlé d’une Marilyne, quelques jours plus tôt?
Nico — Je ne pense pas qu’on va l’avoir en
primeur.
Marilyne — Mais pourquoi? Ça m’a l’air d’un
bon film. J’ai dû voir le premier au moins cinq fois avec Drew!
Rico — Ouais, mais c’était à l’ouverture.
Vishnou n'aime pas beaucoup les suites de films d’horreur.
Marilyne — C’est pas une raison!
Nico — Et ça fait trois semaines qu’on joue
une primeur, on n'aura pas de place.
Peut-être que je commençais à comprendre
l’intuition du privé, mais toujours est-il que pour la seconde fois en peu de
jours, une petite alarme sonna dans ma tête en entendant ça.
Avant qu’une des armoires à glace ne me
repère, je redescendis le couloir et retournai voir la brunette au cartable.
— Excuse-moi, je peux te parler une minute?
Je suis curieux du fonctionnement des vérifications.
Elle parut étonnée, mais m’invita à
poursuivre.
— Tu viens ici pour les primeurs, c’est ça?
— Oui, mais pas toutes, seulement celles qui
sont vérifiées par le distributeur.
— Et le film que tu vérifies ce soir…?
— Il est en deuxième semaine de primeur, il a
débuté la semaine passée.
— Donc tu étais ici vendredi et samedi
derniers?
Elle s’appelait Ève, la vérificatrice. Et
c’est par elle que j’eus la confirmation que quelque chose d’anormal s’était
tramé au cinéma de Vishnou la semaine précédente.
Une fille qui s’appelait effectivement
Véronique et qui correspondait en gros à la description faite par mon faux
client était venue au cinéma et avait demandé à Claudia de l’aider à se cacher.
Ève ne savait pas grand-chose de ce qu’ils avaient fait, puisque son travail l'empêchait
de quitter le guichet, mais elle avait entendu Nico proposer le sous-sol.
Peut-être que Claudia ou Vishnou avait demandé aux employés de ne pas en
parler, allez savoir. Mais ils avaient oublié la vérificatrice.
Et je me souvenais de la trappe dans le
plancher de la salle de projection; les gradins des salles étaient fabriqués en
bois! Cette trappe donnait certainement accès à un espace sous les gradins!
Je décidai donc de m’y rendre pendant le
film.
Les petits mickeys sacraient pas mal pour des enfants
de huit ans, mais ce langage français dur à cuire me plaisait beaucoup. C’est
donc à contrecœur que je sortis de la salle à quatre reprises pendant la
projection. Les deux premières tentatives échouèrent; Sofia surveillait
l’entrée des salles et je donnai le change en me rendant aux toilettes. Après
deux fois, les spectateurs derrière moi s’impatientèrent et poussèrent des
soupirs entendus. La troisième aurait pu être la bonne; il n’y avait personne
dans l’aire, à l’entrée des salles. J’ouvris donc avec précaution la porte de
la salle de projection, mais m’aperçus à temps que l’une des deux armoires à
glace — allez savoir lequel des siamois était-ce? — se tenait près d’un
projecteur. Je refermai aussitôt et des pas se firent entendre dans le couloir.
Je réintégrai donc la salle.
J’avais quelque peu perdu le fil de
l’histoire, avec toutes ces escapades à l’extérieur de la salle. À l’écran, les
gamins de huit ans avaient fait place à Saddam Hussein qui tentait de baiser
Satan.
Le quatrième essai fut couronné de succès.
Personne en vue; salle de projection libre. Je montai les marches de la salle
des machines et contournai lentement le projecteur, qui dégageait une chaleur
intense. Entre les deux projecteurs, j’eus un moment d’hésitation. Cette salle
était un véritable labyrinthe dont les parois n’étaient pas des murs, mais des
machines! Le film passait du plateau du fond au premier projecteur le long du
mur et il me fallait à la fois enjamber la pellicule qui circulait à un pied du
sol et ne pas m’accrocher la tête dans celle qui revenait par le haut.
Après quelques secondes d’acrobatie, je me
retrouvai enfin près du plateau, dans un espace légèrement plus grand. Mais
comment diable les deux projectionnistes munis d’un tel gabarit arrivaient-ils
à circuler dans cette pièce? Je n’aurais peut-être pas dû me poser ce genre de
question. Au moment de traverser la pellicule qui circulait du plateau au
second projecteur — celui de la salle numéro deux, qui passait un film avec
Travolta —, j’eus une seconde d’inattention et me pris le pied dans le bout de
film.
Un sacré bordel que ces films! Je perdis
l’équilibre en tentant de déprendre mon pied. Le projecteur tirait sur la
pellicule — et cette saloperie est incassable, détail que j’ai appris un peu
plus tard — alors que je tirais sur le retour de pellicule vers le plateau.
Bref, en l’espace d’une seconde, toute l’affaire s’arrêta avec un bruit
d’alarme strident et je tombai à plat ventre, m’embourbant encore plus dans le
film qui s’étalait en partie par terre.
— Merde!
Les deux armoires allaient rappliquer d’une
seconde à l’autre. J’agitai les jambes, tentant de me débarrasser de cette
pellicule, mais en vain; chaque mouvement semblait resserrer davantage la
pellicule autour de mes jambes. Je rampai vers la trappe au fond de la salle,
entraînant Travolta avec moi, m’assis tant bien que mal et tirai sur le
panneau. Il y avait de la lumière au sous-sol. Et une voix émergea de cet
accès:
— Nico, c’est toi? C’est quoi ce bruit, tu es
tombé?
J’imaginais le visage rond entouré de cheveux
blonds ou châtain pâle qui devait accompagner cette voix féminine.
Et c’est à ce moment-là que Nico et Rico
entrèrent dans la salle. Malgré tout le fourbi, ils la traversèrent avec la
grâce de deux ballerines. J’étais cuit.
C’est heureusement Hugo Trépanier qui était
de service lorsque les policiers vinrent me chercher au cinéma. Et Véronique ne
s’était pas enfuie de nouveau. Elle en avait marre de se cacher au sous-sol du
cinoche depuis une semaine. Alors elle déballa toute l’histoire et je compris
enfin de quoi il retournait.
— Je
profitais de ma semaine de congé pour venir voir des copains dans la
région — dont la gang du cinéma. Je faisais du pouce et ce gars, un lointain
parent de mon père, s’est arrêté pour me prendre. Mais il m’a fait des
problèmes... des propositions, disons. Je voulais pas et j’ai demandé à
descendre, mais finalement, il m’a empêchée et il roulait trop vite pour que
j’essaie de sauter en marche. Je lui ai dit que c’était pas grave, qu’on
pouvait oublier ça et que je descendais. Mais il avait peur que je finisse par
en parler à sa femme, même si je la connais pas, sa femme. Enfin, lorsqu’il
s’est arrêté ici, pour faire le plein au coin de la route régionale, j’ai
réussi à m’enfuir. Il m’a suivie et j’ai couru jusqu’au cinéma, où je savais
que j’aurais de l’aide de mes amis.
Tant qu’il voyait la
voiture du gars, Vishnou avait décidé de cacher Véronique au sous-sol. Il était
certain que l’homme quitterait pendant la nuit, une fois le cinéma fermé, et
que toute l’histoire s’arrêterait là.
— Mais le lendemain,
alors que Nico devait venir me prévenir que la voie était libre, voilà que ce
type se pointe au cinéma et pose des questions. On savait pas trop ce qu’il
voulait! Alors on a un peu paniqué.
Nico et les autres employés qui travaillaient
ce dimanche après-midi s’étaient sentis dépassés par les événements. Ils
n'avaient plus su que faire et avaient demandé à Véronique de demeurer cachée
jusqu’à ce qu’ils puissent savoir ce qui se passait réellement.
J’avais été bêtement utilisé par mon faux
client.
J’avais l’air d’un idiot — ce que j’étais
assurément.
Trépanier prit toutefois ma défense:
— Faut pas lui en vouloir, il croyait bien
faire. Il a peut-être un air de chiot Saint-Bernard, mais il est moins
intelligent, c’est pas sa faute.
J’étais bien mal placé pour répliquer. Après
tout, les employés du cinéma de Vishnou avaient décidé de ne pas porter plainte
contre moi puisque cette histoire se terminait enfin.
Je réintégrai mon bureau en souriant, puisque
j’avais résolu cette affaire de belle façon. Je me tapai quatre bonnes lampées
de vodka et classai les rapports de l’affaire du cinéma. J’invitai une nana à
m'accompagner et nous passâmes une soirée sublime; elle avait de l’admiration
pour ce que j’avais fait dans cette affaire et pour mon statut de privé en
général.
Une sacrée affaire, plutôt complexe — ma plus
complexe à ce jour, je devais l’avouer —, mais que j’avais menée de main de
maître. J’étais plutôt fier de mes intuitions.
Grâce à mon appui et à ma description détaillée
de l’individu qui avait menacé Véronique, la police le retrouva rapidement.
Véronique me serait à tout jamais reconnaissante pour mon aide. L’homme passa
en jugement et fut condamné. On le pendit trois semaines plus tard.
En réalité, c’est pas tout à fait comme ça
que ça s’est passé. Ça aurait peut-être été le cas à l’époque du cousin de mon
oncle, mais à cette époque-ci, ce qui s’est produit c’est qu’après une nuit
passée au poste de police à expliquer comment j’avais mené l’affaire, je pus
enfin réintégrer mon appart. La seule nana que j’ai abordée pour venir fêter
l’événement avec moi me fila une baffe en me traitant de maniaque. Mais je bus
bien quatre bonnes lampées de vodka. Et j’en fus quitte pour un sacré mal de
bloc, finalement.
Le lendemain, Trépanier me téléphona pour me
prévenir qu’ils avaient pincé le grand maigre qui m’avait embauché. Il
s’agissait du cousin d’un des oncles de Véronique, ou de quelque chose du
genre. Et que, finalement, la môme Véronique n’avait pas porté plainte; elle
s’était contentée de raconter l’histoire à sa femme. La sentence devait suivre
bientôt: divorce. Ni moi ni la police n’entendit plus parler de ce bonhomme.
Mais je retournai au cinéma de Vishnou. Pour
Nicole Kidman, d’abord, et ensuite pour quelques autres aussi. On y passait
parfois de vieux films. Qui sait quand pouvait me servir ce que j’apprendrais
dans ces polars avec Bogart?
* * *
Roberval
11-13 octobre 1999
29 octobre 1999
29 novembre 1999