samedi 8 novembre 2008

Réflexions sur le dépaysement

Présentation des réflexions.
Je réfléchis sur les divers aspects du dépaysement depuis que j'ai quitté le Québec pour la Colombie Britannique pour la première fois. Ma réflexion s'est approfondie au fil des ans et des expériences de voyage et de séjour à l'étranger. Elles ont pris la forme d'un texte lors de mon premier séjour en Équateur, en 2004. C'est ce texte - dans une version révisée - que je vous présente ici.
Mon prochain départ pour l'Asie n'est pas étranger à mon retour sur ces réflexions. Après plusieurs séjours prolongés en Amérique latine, le sentiment de dépaysement n'est plus le même. Je m'attends donc à un plus grand choc culturel et à plus de dépaysement à mon arrivée au Vietnam qu'à mon arrivée au Pérou en 2007.
Et du coup, je réalise que personnellement, ce dépaysement est un sentiment que j'aime et recherche, alors que plusieurs personnes (même des voyageurs) tentent de l'éviter autant que possible. Une autre avenue à explorer dans les méandres du dépaysement.
En attendant de voir où ces réflexions me mèneront pendant mon prochain voyage, voici où j'en suis au sujet du dépaysement.
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L’échelle Trépanier du dépaysement
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Juin 2004. Je me trouve dans le village de Lloa, au nord de l’Équateur, et je réfléchis à ce que signifie le dépaysement.
Lloa est un village d’environ 200 habitants, avec une école de rang où tous les élèves sont dans une seule et même classe. On n’y voit pas de touristes, il y a une église, trois magasins-épiceries et un sanctuaire dans la montagne. On y mange du riz à tous les repas, parfois avec des bananes frites, parfois du maïs séché puis rôti, parfois des pommes de terres. Personne, personne n’y connaît les Beatles ou Michelangello. On y parle espagnol ou quéchua et un habitant sur 20 possède une voiture. On s’y déplace à cheval. Il n’y a ni eau courante ni toilettes dans les maisons, à part quelques rares exceptions dans le village. On se réveille au chant du coq, on trait les vaches pour avoir notre lait frais et on habite au pied d’un volcan actif. On n’a jamais entendu le nom de Shakespeare, et personne ne sait ce que c’est que la Mona Lisa.
Pourtant, à Lloa, tous les enfants connaissent Winnie l’Ourson et les trois magasins vendent du Coca Cola. Et quelques fois par jour, un autobus relie le village à Quito, la capitale du pays, à 10 kilomètres à peine, et où vivent un million et demi de personnes.
Origines.
Je dois ces réflexions sur le dépaysement à mon ami Mathieu Trépanier et à son frère Olivier. Ils sont tous deux globetrotters et ont développé une sorte de concept flou pour parler du dépaysement auquel fait face le voyageur qui aime sortir des sentiers battus.
À l’origine, Mathieu et Olivier appelaient l’idée « L’échelle Roots » (racines). Je préfère quand a moi lui donner le nom de ses inventeurs.
Fixons d’abord le concept en imaginant l’échelle du dépaysement comme étant gradué de 0 à 10. Comme nous graduons le dépaysement, zéro représente la vie conventionnelle, dans son pays, à la maison, confortable dans ses habitudes. Dix, à l’opposé, représente le dépaysement le plus total imaginable.
Le dépaysement.
Il s’agit d’un concept relatif. Rien n’est totalement absolu quand on parle de dépaysement. Un exemple simple illustrera cette relativité. Parachutons deux québécois à Vancouver. Le premier vis à Montréal et parle déjà anglais, le second vient de Amqui, en Gaspésie et ne parle pas anglais. Vancouver, pour ces deux individus, ne se situe pas du tout au même niveau de dépaysement. L’expérience est donc relative à celui qui la vit. (Dans cet exemple, en fait, le simple passage de Amqui à Montréal aurait déjà un effet sur notre gaspésien hypothétique et vice versa pour notre montréalais. Il s’agit d’un exemple où le dépaysement est léger, évidemment).
Maintenant que le concept est établi, et ses limites définies, voyons un peu si nous pouvons développer certains critères pour graduer notre échelle.
En vrac, on peut imaginer plusieurs critères qui, à divers niveaux, sont des sources de dépaysement. La langue, les coutumes, l’histoire et le folklore, le climat, le paysage, la faune, la flore, les transports, la cuisine, la technologie disponible, les vêtements, le régime politique,
la culture (littéraire, cinématographique, musicale…), l’économie et les produits de consommation disponibles sont les éléments qui semblent les plus importantes sources de dépaysement.
Le classement de ces critères sur une échelle de 0 à 10 est compliquée par deux facteurs : l’individualité et l’adaptabilité. L’individualité, nous en avons parlé ci-haut avec l’exemple du gaspésien et du montréalais. Pour l’adaptabilité, je procède par l’exemple, encore une fois.
Imaginez notre montréalais de tout à l’heure, mais à Quito, Équateur. Langue et culture différentes, histoire et folklore inconnus, paysage différent, faune et flore nouvelle… Bref, il monte sur l’échelle, mais pas autant que l’on pourrait imaginer. Car Quito est une grande ville, avec des produits de consommations courants (même s’ils sont différents) et un code vestimentaire vaguement similaire.
L’adaptabilité, c’est le facteur qui fini par réduire l’impact de ces nouvelles données et amenuiser les différences de références. Le fonctionnement du transport en commun, par exemple, fini par être intégré avec le temps grâce à l’adaptabilité. Et l’adaptabilité a aussi un caractère individuel, chacun ne s’adapte pas aussi rapidement ou facilement à une nouvelle situation culturelle.
Graduons donc officiellement notre échelle, maintenant que nous disposons de toutes les bases.
Zéro.
C’est chez vous, à la maison, avec vos habitudes. Note importante: malgré l’adaptabilité ou les situations de similitudes à votre chez vous, il n’est pas possible sur cette échelle de revenir à zéro ailleurs que chez soi. Car même si vous êtes dans un environnement contrôlé et calqué sur votre vie à la maison, le climat, ou les étoiles, ou un autre détail vous fera grimper de quelques dixièmes de points. Les longs séjours finiront par faire gagner l’adaptabilité sur le dépaysement et, sans vous ramener totalement à un zéro absolu, vous permetront éventuellement d’intégrer les nouvelles données à votre définition de départ et de redéfinir ainsi une nouvelle échelle de référence.
Niveau 1.
Le niveau 1 est assez évident, c’est le premier mouvement, le changement de paysage, d’environnement physique immédiat. Passer de la campagne à la grande ville, par exemple (ou vice versa), vous fait déjà faire ce saut initial.
Niveaux 2, 3 et 4.
Comme le dépaysement dépend de l’individualité, il n’est pas possible de trier ces trois critères de manière absolue. Il s’agit de la culture locale (musique, cinéma, télé, livres, etc), du pays et son système politique et de la présence ou non d’infrastructures touristiques. Selon le type de voyageur, chacun de ces critères pourrait représenter le niveau 2, 3 ou 4. Par contre, un besoin de deux critères est nécessaire pour se prétendre au niveau 3 et la présence des trois critères vous permet d’atteindre le niveau 4.
Pour quelqu'un n'ayant jamais voyagé, le niveau 2 (ou même 3) est facilement atteint avec un séjour en tout inclus, à Cuba, par exemple. Difficile de s'élever plus haut sur l'échelle dans les tout inclus, par contre, puisque tout y est conçu pour éviter le dépaysement (personnel qui parle français ou anglais, organisation, présence d'un représentant à destination québécois, nourriture adaptée aux touristes, etc).
Niveaux 5, 6 et 7.
Le même concept de regroupement est associé aux critères des niveaux 5, 6 et 7. Ces critères sont la couleur de la peau de la population dominante, la langue principale parlée par cette population dominante et la nourriture disponible. Chacun de ces critères permet d’atteindre un
autre niveau. La présence des trois, combinés aux quatre qui précèdent sur l’échelle vous permet de prétendre que vous êtes au niveau 7.
Accessoirement, on peut imaginer inverser un critère de chacun des deux regroupements.
Ici, on atteint un plateau. Ce plateau n’est pas nécessairement un niveau facile à atteindre, mais il est loin d’être hors limite pour le voyageur qui sort un tant soit peu des sentiers battus et des voyages organisés. Les autres niveaux sont plus difficiles à atteindre, puisqu’ils représentent des endroits plus difficile à joindre avec le reste du monde, règle générale.
Pour faire le lien avec mon introduction, lors de mes réflexions à cette théorie du dépaysement dans le village de Lloa, et suivant les critères ci-hauts établis, Lloa était un niveau 7 pour moi, en juin 2004.
À l'été 2007, lors de ma troisième visite à Lloa, et après des séjours en Amérique Centrale et au Mexique, Lloa n'était plus du tout au niveau 7. La couleur de peau des latinos n'était plus un élément dépaysant pour moi, pas plus que la langue espagnole, ou que la nourriture équatorienne. L'adaptabilité avait fait son oeuvre, Lloa-2007 était pour moi, à peine un niveau 4.
Niveau 8, maintenant.
Les transports disponibles. Ce critère signifie que pour atteindre ce niveau, vous devez ne disposer que de transports qui sont totalement ou très différents de vos bases de références. Mon amie Suzie a passé deux semaines à Santa Maria, dans la forêt amazonienne en Bolivie, avec aucun transport public disponible et dans un secteur non accessible par aucune route carrossable. Voilà un bon exemple de niveau 8, puisque la vie dans la jungle répondait également aux 7 critères précédents.
En 2007, alors que nous traversions des blocus routiers, avec des manifestations et des véhicules de police incendiés, en pleine campagne péruvienne, et que nous devions marcher plusieurs km pour rejoindre un éventuel bus de fortune, mes compagnons de voyage, Sophie et Martin, étaient probablement au niveau 8.
Niveau 9.
Les télécommunications disponibles et la présence d’électricité. L’absence (ou la présence très restreinte) de ces diverses technologies est un critère essentiel à l’atteinte du niveau 9 de l’échelle. Pour reprendre l’exemple de la jungle amazonienne de Santa Maria, il n’y avait pas d’électricité disponible et il n’y avait qu’un seul téléphone dans le village (qui ne fonctionnait pas toujours). Aucune télé, aucun internet, coupé du reste du monde. Niveau 9.
Les nuits passées dans des refuges érigés en bloc de sel à des centaines de km de tout village, sans électricité ou eau chaude, dans le désert salin de Uyuni en Bolivie, est un bel exemple de niveau 9. Seule la Jeep nous rattachait au reste de la planète.
Niveau 10 : Le dépaysement ultime.
Comment peut-on se rendre plus loin, se demande-t-on? On peut imaginer un endroit de niveau 9 où il existe encore quelques repères, et ces repères, ils sont en général constitués de produits de consommation courants et issus de nos références de base.
Ainsi, le critère de niveau 10 est l’absence de Coca Cola, le produit de consommation le plus représentatif de ces références. Un exemple, pour supporter cette idée. Il s’agit de l’expérience qui est à l’origine de mes
discussions avec Mathieu et des siennes avec Olivier.
Notre voyageur était passager dans une pirogue pour se rendre du point A (situé au Guatemala) au point B (situé au Mexique). Le conducteur est un livreur de haricots rouges et de haricots noirs armé d'un fusil pour protéger sa cargaison des attaques de bandits. Durée du trajet: quelques jours. Les nuits sont passés dans la pirogue, avec les haricots comme lit. Quelques villages sont traversés en chemin, avec aucune route pour les rejoindre, ni possiblité de s’y rendre an avion. Le seul moyen de transport et livraison est cette pirogue. Bien entendu, le conducteur-livreur n'a aucun lien avec une quelconque agence de voyage ou club aventure et ne parle qu’espagnol. Notre voyageur n'a pas débarqué dans ces villages mais il pense que seul les éléments essentiel à la vie y parviennent. Même si personne n’a réellement pu vérifier, tous doutent de la présence de Coca-Cola dans ces villages. Ainsi, nous considérons donc cette expédition de niveau 10 sur l’échelle Trépanier du dépaysement. Pour notre voyageur, cette expédition n’avait absolument aucun point commun avec sa vie à la maison, dépaysement total.
Pour reprendre l'exemple du désert de sel bolivien, si j'avais été seul (plutôt qu'avec Sophie et Martin), et qu'il n'y avait pas eu de bière disponible, et que la jeep m'avait laissé quelques jours sans transport au refuge du Salar d'Uyuni, j'aurais été au niveau 10.
Chez soi.
Enfin, puisque le dépaysement diminue avec l’adaptabilité, plus vous demeurez longtemps dans un endroit dépaysant à l’origine, moins vous y serez dépaysé.
Par un amusant tour du destin, un séjour prolongé vous fait réviser vos systèmes de références et constitue probablement le meilleur moyen d’être dépaysé… en revenant chez vous, où tout, paradoxalement, vous semblera alors tellement étrange.
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2 commentaires:

  1. Anonyme8:32 AM

    Encore un billet très intéressant, Hugues. Je ne suis pas convaincu que l'histoire de la pirogue, même si elle est très pittoresque, soit un bon exemple de dépaysement "total". Il me semble qu'un dépaysement total suppose l'incompréhension de ce qui nous entoure, la totale ignorance de la langue, voire même l'ignorance du lieu où on se trouve. Je soupçonne qu'il est devenu impossible de vivre un dépaysement total sur la Terre de 2008, tel que l'ont vécu les explorateurs européens du passé qui découvraient les profondeurs de l'Afrique noire, ou qui découvraient l'Amérique peuplée par les autochtones.

    Un voyageur par procuration,
    Joel Champetier

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  2. Joël,
    Merci.
    Effectivement, il n'est pas possible aujourd'hui d'éprouver le même genre de dépaysement.
    Pour ce qui est de ne pas savoir où on se trouve, à moins d'être kidnappé, c'est difficile à imaginer en voyage.
    Ce que tu évoques, en fait, se rapproche d'une visite sur une planète extraterrestre :-)
    Toutefois, je dois avouer que les nuits passées dans le Salar bolivien en 2007, c'était vraiment proche de se retrouver sur une autre planète; tout y était étranger - la vue, les odeurs, les bruits... Heureusement, je parle espagnol...
    Vaste sujet, le dépaysement, et tellement personnel, mais j'ai trouvé intéressant de le creuser de la sorte, pour tenter de le calibrer un brin.

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