samedi 8 décembre 2007

Âge, ténèbres et cinéma

J'ai envie de vous glisser un mot sur L'Âge des ténèbres, le plus récent film du réalisateur Denys Arcand. Je sais qu'il y a eu beaucoup de choses d'écrites sur le film ou à propos de son accueil en France ou ailleurs, de sa sortie tardive au Québec et tout, et ma foi, j'ai eu l'impression que bien peu de journalistes ne parlaient du film lui-même. Certes, il y a eu beaucoup d'articles précédant la sortie, alors que le distributeur avait organisé la traditionnelle run de lait des comédiens et réussi à orchestré quelques apparitions du réalisateur lui-même, mais on parle d'articles promotionnels ou d'interview des créateurs et non du film en tant que tel.
Anyway, je suis allé voir le film vendredi, la journée de sa sortie.
Je vais vous dire une chose, moi, je n'ai pas été déçu.
Bon, L'Âge des ténèbres n'est pas un Grand Film, mais il demeure un film intéressant, original, bien fait et pertinent. J'ai beaucoup aimé.
Et je n'en demandais pas plus à Arcand, qui est un de mes réalisateurs préférés. Bien sur, après le succès critique et populaire des Invasions barbares et l'Oscar remporté grâce à ce film, on a l'impression que les attentes étaient élevées. Si je peux vous avouer une chose: mon film préféré d'Arcand demeure encore à ce jour Jésus de Montréal. J'ai beaucoup aimé Le Déclin... et Les Invasions..., Réjeanne Padovani, Love and Human Remains, et même Stardom, même si ce dernier n'était pas suffisamment abouti en tant que film. Mais Jésus de Montréal demeure le chef d'oeuvre d'Arcand à mes yeux. Comme je ne m'attends pas à ce qu'il fasse mieux à chaque film, je vais voir chaque nouveau Arcand depuis en espérant un bon film, personnel et bien écrit, puisqu'Arcand écrit généralement ses scénarios.
J'ai donc passé un très agréable moment lors du visionnement de L'Âge des ténèbres. Le film a de grandes qualités et quelques défauts et passera à l'histoire comme un Arcand-moyen, ce qui, avouons-le, est souvent bien meilleur que les meilleurs films de certains cinéastes. D'ailleurs, il n'y a qu'à voir la scène des oies blanches filmée par Arcand pour renvoyer d'autres réalisateurs québécois faire leur devoir la prochaine fois qu'ils tenteront l'expérience pour faire poétique...
Il n'est de secret pour personne que L'Âge des ténèbres raconte l'histoire de Jean-Marc, un fonctionnaire désabusé, triste et déprimé, qui compense la grisaille de sa vie par des fantasmes divers et qui finit par mélanger ses univers et perdre prise sur la réalité, pour le meilleur ou le pire. Il rêve qu'il est un écrivain à succès, ou chef politique, ou encore un samourai. Il rêve d'aventures sexuelles avec une journaliste, d'une relation avec une star du cinéma. Il passe ses journées dans son bureau à écouter les problèmes de citoyens auxquelles il ne peut rien; il les reçoit et les déçoit. Sa femme est une workahoolic à succès avec laquelle il ne communique plus malgré leur vie commune, ses deux filles sont toujours réfugiées dans leurs iPod, les gens qui l'entourent parlent plus avec leur cellulaire qu'entre eux. Bref, il vit dans un monde dépourvu de valeurs humaines, gris, terne et déprimant.
Et ce monde, c'est le nôtre vu par Arcand. En ce sens, le film fait référence aux thématiques du Déclin et de Jésus de Montréal. Le stade olympique converti en quartier général de tous les ministères et organismes du gouvernement du Québec, par exemple, ou encore les congestions monstres à l'entrée des ponts le matin, l'interdiction de fumer à moins d'un kilomètre d'édifices gouvernementaux, la complexité de l'appareil gouvernemental, tous ces éléments sont déjà présents dans des oeuvres précédentes du cinéaste, dont la vision du futur a toujours été relativement pessimiste et noire. Cette vision personnelle donne d'ailleurs son sens au titre du film.
Comme pour accentuer cette parenté avec ces oeuvres antérieures, et aussi pour poursuivre ce qu'il a entamé avec Le Déclin, Arcand multiplie les clin d'oeil et les références passagères; le personnage de Pierre Curzi (du Déclin et des Invasions) revient après quelques années, de même que le prêtre joué par Gilles Pelletier (dans Jésus... et les Invasions) et la comédienne interprétée par Johanne-Marie Tremblay (dans Jésus de Montréal). Ce faisant, Denys Arcand ancre son film dans une réalité, un univers, qui est commun à ceux explorés auparavant, qui en est la continuité. Cet univers n'est que l'image du nôtre vu par les lunettes du créateur.
Tout ce pessimisme et cette grisaille font de L'Âge des ténèbres un film triste et dramatique. Pourtant, et c'est là une des grandes qualité de ce film comme de plusieurs films de Denys Arcand, on y rit beaucoup. Certes, l'humour y est noir et ironique, mais quand même, je n'ai pas souvent ri de la sorte dans un film aussi triste... ou été aussi triste dans un film aussi drôle. Et cette dualité me semble très difficile à atteindre au cinéma.
Le film se fera reprocher d'être un peu filmé et présenté comme une suite anecdotique alternant fantasmes et réalité, scènes de bureau et de maison, sans grande inventivité au niveau du montage. Effectivement, on a parfois l'impression d'assister à plusieurs courts-métrages en file, mettant en scène le même personnage principal. Le film n'est donc pas sans défauts. Sa plus grande faiblesse est peut-être au niveau de certaines répétitions. Après un énième citoyen reçu au bureau, on a compris le rythme de vie de Jean-Marc et j'aurais peut-être pu apprécier le film tout autant avec un de moins. Idem pour le cynisme au niveau de la gestion gouvernementale, avec la séance à l'accueil, celle sur les bienfaits du rire, puis celle sur le feng shui. Un des deux derniers concepts aurait probablement suffit à faire passer le propos véhiculé ici. Enfin, j'ai trouvé que toute la séquence "médiévale" avait certaines longueurs et aurait gagné à être un peu resserrée. L'ensemble de ces réserves font de L'Âge des ténèbres un film un peu lent. Par contre, on ne va pas voir un Arcand pour son rythme endiablé et je suis un cinéphile qui aime bien quand un bon réalisateur prend le temps qu'il faut pour nous raconter son histoire, alors ce ne sont pas des défauts que j'ai trouvé majeurs.
Si j'ai beaucoup aimé L'Âge des ténèbres malgré ces éléments moins réussis, c'est parce que le film comporte plusieurs séquences, scènes ou simples lignes de dialogues qui sont de véritables délices cinématographiques. La scène où Jean-Marc fantasme qu'il est invité à Tout le monde en parle (Paris) par Thierry Ardisson pour réaliser qu'il est dans le décor de l'émission à Montréal puisque celle d'Ardisson n'existe plus, est une merveille. Celle où il fantasme sur sa propre mort, et qu'il imagine ses funérailles célébrées par un prêtre et une dame joués par Michel Rivard et Marie-Michelle Desrosiers, et que ceux-ci entament une chanson à la guitare acoustique est drôle, surréaliste, référentielle et pathétique en même temps. Ces deux scènes marquent d'ailleurs un changement subtil dans la vie de Jean-Marc, puisqu'on réalise que même dans ses fantasmes, les choses ne vont pas comme il le voudrait, désormais.
Enfin, lorsque Jean-Marc se rend à une rencontre médiévale genre «fin de semaine jeux-de-rôle» pour adultes déprimés et se fait refouler à l'entrée et qu'il tente d'expliquer: "Écoutez, j'ai rencontré la comptesse Béatrice de Savoie dans une soirée de speed dating à Laval...", on comprend que même dans un univers de gens qui s'évadent de leur réel, il est inadapté. Plusieurs répliques du film frappent droit au but et rappellent que Denys Arcand est aussi un excellent scénariste.
L'Âge des ténèbres, comme plusieurs films du réalisateur, profite d'une magnifique distribution. En tête d'affiche, l'exceptionnel Marc Labrèche, dans un rôle dramatique (qui rappelle le contre-emploi de Dominique Michel dans le Déclin), qui offre une performance admirable, intense et qui porte littéralement tout le film sur lui du début à la fin. Quelques (autres) contre-emplois agrémentent également le film. Je pense à Caroline Néron en fonctionnaire, par exemple.
Au moment d'écrire ces commentaires, je m'en voudrais d'oublier de commenter l'accueil tiède reçu par le film en France. En fait, cet accueil est facile à comprendre, puis que le film d'Arcand, son propos comme son décor, est profondément ancré dans la réalité québécoise, et en ce sens, même s'il traite d'un sujet universel, il n'en parle pas en terme exportables, cinématographiquement. Toutes les références comme le stade olympique devenu édifice à bureaux, deux membres de Beau Dommage célébrant les funérailles imaginaires de Jean-Marc, la déconfiture de notre système de santé ou le trafic sur les ponts de la rive-sud, semblent tournés vers une réalité bien québécoise.
Aussi, L'Âge des ténèbres, qui est réalisé de manière à appuyer son propos pessimiste et noir, n'a pas la fluidité des Invasions barbares, par exemple. On comprend que c'est un choix voulu par le réalisateur, mais l'effet est moins doux, moins léger et fera de ce film un moins grand succès public, puisqu'il n'est pas livré dans un format apprécié d'un vaste public, contrairement au film précédent d'Arcand.
Enfin, l'aspect moins bien ficelé du tout joue en défaveur du cinéaste auprès des cinéphiles dont les attentes sont élevées. Tel que mentionné plus haut, certains éléments auraient profités d'un resserrement au montage.
En terminant, je mentionnerais quelque chose d'important: Denys Arcand est un cinéaste de 60 et quelques années, avec son passé, ses préoccupations et l'habitude de faire des films personnels. Ses préocupations varient donc depuis des années et on ne va pas voir un Arcand comme on aborde les films de plus jeunes réalisateurs comme Francis Leclerc, Daniel Roby ou Patrick Huard. L'Âge des ténèbres met en scène des situations secondaires où on traite de la vieillesse, de l'abandon, du regard sur la vie passée et il s'agit parfois de thématiques de cinéastes plus âgés. La direction photo et le rythme général du film appartiennent également à une manière de faire qui contraste avec le renouveau du cinéma québécois des jeunes réalisateurs mentionnés ci haut ou des Ricardo Trogi ou Éric Tessier, par exemple.
Bref, je recommande L'Âge des ténèbres, avec certaines réserves, dépendant de quel genre de cinéphile vous êtes, car j'ai bien aimé et que je le reverrai certainement, comme tous les films d'Arcand que j'ai aimé. Le cinéaste crée des oeuvres qui méritent plusieurs visionnement si l'on veut en capter toute la profondeur, et L'Âge des ténèbres ne fait pas exception.

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