jeudi 25 septembre 2008

Entretien avec Daniel Sernine (I)

Pour des raisons pratiques, cet interview est publié en deux parties distinctes.
Ce billet propose l’Introduction et la Première partie de l’entretien.
Un billet distinct propose la Seconde partie de l’entretien et Les références.
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Introduction
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Il y a une vingtaine d’années, je lisais de la science-fiction et du fantastique depuis plusieurs années, mais j’ignorais que ces genres étaient pratiqués par des auteurs québécois. C’est en découvrant par hasard quelques revues comme imagine… et Solaris que j’ai pris contact avec la science-fiction et le fantastique québécois. En 1992, je tombais par hasard sur deux romans publiés chez Québec-Amérique ; La Taupe et le dragon, de Joël Champetier, et Chronoreg, de Daniel Sernine. J’allais rencontrer Champetier pour la première fois au salon du livre de cette année-là, mais j’allais rencontrer Daniel Sernine pour la première fois seulement deux ans plus tard, en 1994. Les deux auteurs allaient se tailler une belle place parmi mes écrivains préférés. Et au fil des ans, Daniel Sernine n’est pas seulement devenu un de mes auteurs favoris, mais il est aussi devenu un très bon ami.
Cette semaine, Daniel publie un nouveau roman, intitulé Les Écueils du temps, aux Éditions Alire. Ce roman s’inscrit dans une trilogie, La Suite du temps, qu’il avait débutée avec la publication des romans Les Méandres du Temps et Les Archipels du temps.
Pour le lecteur de Sernine, c’est évidemment un grand plaisir de pouvoir lire un nouveau roman d’un auteur apprécié, d’autant plus que ce roman est attendu des lecteurs ayant aimé Les Méandres du temps et Les Archipels du temps.
Pour ajouter à mon plaisir, Daniel Sernine a accepté de consacrer quelques heures à une entrevue qu’il m’a accordée pour la sortie de son nouveau livre. Je lui ai promis d’éviter de parler d’exclusivité, mais il s’agit bien d’une primeur, puisqu’il s’agit de la première entrevue de l’auteur pour la sortie de ce livre.
Comme je ne suis pas limité par l’espace d’un journal papier, je me suis fait plaisir et j’ai réalisé une entrevue de fonds sur l’univers des Écueils du temps, sur les idées exprimées dans le roman et sur ce qui a mené l’auteur à l’écriture de ce roman.
Pour ceux qui ne connaissent pas qui est Daniel Sernine, je me permets de reproduire dans un encadré à gauche la note biographique qui apparaît dans Les Écueils du temps.
Daniel m’a reçu chez lui pour l’entretien, et vous comprendrez qu’entre amis, nous avons adopté le tutoiement plutôt qu’un vouvoiement professionnel qui nous aurait paru artificiel.
Les notes entre crochets sont des précisions que je me suis permis d’ajouter lors de la transcription de l’entretien. Je n’ai pas tenté de reproduire les expressions (sourire, rires, etc), qui font généralement un peu trop cute, sauf à une occasion ; Les réponses de Daniel parlent d’elles-mêmes.
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Entretien avec Daniel Sernine (I)

Hugues Morin : Daniel, tu publies ces jours-ci un nouveau roman, Les Écueils du temps. Ce roman clôt une série de trois romans, débutée avec Les Méandres du temps. Pensais-tu, en 1983, revisiter l’univers de Nicolas Dérec 25 ans plus tard?

Daniel Sernine : En fait, je ne pensais pas que ça prendrait un quart de siècle ! Mais Les Méandres du temps était destiné à avoir une suite. Elle n’était pas toute écrite dans ma tête, mais c’était assez clair vers où ça se dirigeait. Tout ça menait vers la finale, l’événement, qui termine Les Écueils du temps. Cette finale est à la base du recueil de nouvelles Boulevard des Étoiles. La nouvelle-titre, «Boulevard des étoiles», écrite en 1980 et publiée en 1981, faisait déjà allusion l’événement et ce n’est pas un hasard, c’est de ça qu’il était question. Les technicalités, je les ai élaborées plus tard, mais le fait que les Éryméens se soient fait berner, je n’avais pas cette idée à cette époque-là. Mais le destin envisagé pour Dérec, dans les grandes lignes, c’est ce que j’ai écrit par la suite.
La collection Chronique du futur s’est arrêtée lorsque Les éditions Le Préambule ont fermé. Pendant environ quinze ans, il n’y avait plus de débouché pour de l’authentique science-fiction pour adultes. Ainsi, ce qui allait devenir Les Archipels, a commencé comme une suite narrative – ce que les anglophones appellent un fix up. D’ailleurs, en lisant Les Archipels, on peut voir le changement de structure ; ça commence comme une série d’épisodes qui pouvaient être considérés comme des nouvelles – certains avaient été publiés sous cette forme – et ça se termine, la dernière moitié, comme un roman. C’était donc commencé depuis très longtemps. Les nouvelles que j’ai publiées durant ces quinze années-là étaient destinées à être des chapitres de ce roman. On les reconnaît, si on a lu toute mon œuvre, j’ai généralement gardé les mêmes titres.
Ç’a été l’idée de Jean Pettigrew [Éditeur] de rééditer Les Méandres du temps avant de publier Les Archipels du temps. Moi, je croyais avoir rédigé Les Archipels en faisant assez de rappels du passé pour que l’on ait pas à lire Les méandres du temps, mais Jean a eu raison d’insister pour qu’on réédite.

HM : Les Méandres n’étant plus disponible dans son édition d’origine, il y avait de toute manière la question de rendre disponible le début du cycle pour le lecteur découvrant Les Archipels.

DS
: Absolument. Et moi, je m’étais dis, il va y avoir de la réécriture à faire – ça fait vingt ans que j’ai écris ça. J’ai eu la surprise de constater que ce n’était pas nécessaire, ça n’exigeait qu’un retravail léger.

HM : Lors de la publication des Archipels du temps, en 2005, on mentionnait un retour à l’univers d’Érymède 22 ans après la sortie des Méandres… Pourtant, même si on peut parler de 1983 comme le début de La Suite du temps, l’univers d’Érymède avait déjà été créé avec ton tout premier roman, Organisation Argus, en 1979…

DS
: Qui est une version zéro des Méandres du temps

HM
:… et de nombreuses nouvelles se déroulant dans cet univers ont été publiées depuis. Tu n’as donc jamais quitté Érymède pour y revenir des décennies plus tard en fait?

DS
: Non, effectivement. Quand je dis que Organisation Argus était la version zéro des Méandres du temps, c’est qu’à mes débuts chez Médiaspaul – qui s’appelait Éditions Paulines à cette époque là – j’ai commencé par soumettre Ludovic, mais qui était seulement une novella de 40-50 pages. Ils ont trouvé ça bon, mais ça les intéressait plus ou moins – de nos jours ce serait impensable, un éditeur qui refuse de la fantasy ! – et ils m’ont demandé de la science-fiction. J’avais l’idée de ce qui allait devenir Les Méandres du temps, mais ce n’était pas écrit, alors j’ai rédigé Organisation Argus, qui en est une version plus courte et plus juvénile. Si on lit les deux, on voit bien que c’est la même histoire, à part les pouvoirs télépathiques, qui sont absents, mais ce qu’il y a de plus, c’est la condition médicale du jeune héros. Puis, à partir de ce roman, il y a eu la série : Argus intervient, Argus Mission mille, Les rêves d’Argus
Entre-temps, Norbert Spehner avait créé la collection Chroniques du futur aux éditions Le Préambule et j’ai écrit Les Méandres, une première version intitulée Érymède, qui a intéressé Norbert Spehner mais il m’a demandé de la réécrire, ce qui a donné Les Méandres du temps.

HM
: Il y a d’ailleurs des personnages créés dès Organisation Argus qui reviennent dans Les Archipels ou Les Écueils, où à qui on fait référence d’une manière ou d’une autre.

DS : Oui. Encore que, il y a des liens que j’ai renoncé à faire, parce que la chronologie n’était pas encore fixée à l’époque où j’ai écrit certains textes. Il y a des nouvelles dans Le Vieil homme et l’espace qui sont situées dans ce monde-là, mais que je n’ai pas reliées à la trilogie, puisqu’au point de vue de l’âge de certains personnages, ça n’aurait pas marché. J’ai donc choisi d’ignorer certains personnages et certaines histoires. Par contre, ceux qui ont lu suffisamment de mes nouvelles verront des liens directs avec «Exode 4», «Exode 5», «Monsieur Olier devient ministre» et «Boulevard des étoiles» par exemple. La date de l’événement final des Écueils a constamment été repoussée, entre autres par Chronoreg, qui, dans sa réédition de 1999, se passe cinq ans plus tard que l’édition de Québec Amérique de 1992. Mais une fois Chronoreg publié dans sa version définitive chez Alire, la date de Chronoreg était fixée, l’événement devait donc se passer après, et la confrontation entre Éryméens et Terriens devait aussi se passer après. La seule tricherie que je me suis permise, c’est pour un personnage qui était nommé dans «Exode 4» : dans Les Écueils du temps, j’ai dû établir qu’en fait, il y avait deux personnages portant ce nom, l’un étant le fils de l’autre, parce que le premier mentionné ne pouvait pas être celui du roman. Évidemment, c’est le genre de détails qui n’intéresse que moi - personne n’ira vérifier ce genre de détails-là.

HM
: La thématique temporelle est présente dans plusieurs de tes œuvres. On pense évidemment à La Suite du temps, mais aussi à Chronoreg. C’est un sujet qui te passionne particulièrement?

DS
: Qui m’obsède ! On a chacun nos bibittes… Il y en a pour qui c’est, la filiation, la génétique, la genèse – je pense à Élisabeth Vonarburg – moi, c’est le Temps, le temps qui passe, notre précarité face au temps, se demander ce qu’on aurait fait différemment si on pouvait revenir en arrière et se prévenir, puisque c’est le sujet principal de cette trilogie…

HM
: Et se demander si ça changerait quelque chose…?

DS
: Oui, et la démonstration que non, ça ne changerait rien pour le personnage-point-de-vue. J’ai adopté la théorie du temps qui bifurque, se dédouble, à chaque instant ou décision importante. C’est là-dessus que je joue, à la fois dans Chronoreg et dans Les Écueils.

HM
: Une autre thématique récurrente chez toi est celle des pouvoirs psi ; précognition, télépathie, voyance, empathie, télékynésie… Ta SF est orientée vers le cerveau humain plutôt que vers les autres galaxies, pourquoi cet intérêt particulier?

DS
: Parce que ça fait horreur aux puristes de la science-fiction [sourire]? Je sais que certains critiques pensent que ce genre de thèmes ne devraient pas se trouver dans la science-fiction (nonobstant Dune). C’est vrai que c’est un sujet qui a eu ses heures de gloire avec Sturgeon, Dick, Herbert et compagnie, mais je l’ai adopté au moment où j’ai conçu Les Méandres du temps et ses suites. Non pas que je n’en ai pas trouvé de meilleur, mais ça se trouve que c’est ça le sujet de ce roman qui a donné naissance à la trilogie. On y touche dans Boulevard des étoiles, mais moins.
Aujourd’hui, la SF est passée à autre chose, avec par exemple les manipulations de la conscience ou de la Nature Humaine, mais ce sont des réflexions dont je ne suis pas tellement au fait, alors… J’allais dire j’écris sur ce que je connais, mais je n’ai pas de pouvoirs psi… Disons que ce sont des sujets que j’ai assez potassés pour les exploiter. C’est ce qui fait que cette trilogie ne relève pas de la science-fiction pure, puisque ces pouvoirs de l’esprit représentent une zone floue où la Science n’a jamais réussi à établir des fondements.

HM
: Et il y a beaucoup d’autres sujets de la SF qui ne sont pas nécessairement basés sur des faits scientifiques.

DS
: Exactement.

HM
: Ta description des paysages et des scènes spatiales est saisissante de réalisme. Je pense à ces paysages aux abords de Neptune, ou encore dans la ceinture de Kuiper, les parcs-cratères sur Érymède, le lecteur a physiquement l’impression d’y être. Comment évoques tu ces images avec autant de réalisme et quel genre de recherche ça implique?

DS
: Je ne sais pas ! En fait, ton témoignage concorde avec tant d’autres que je suis obligé de croire que c’est vrai… Je ne sais pas trop pourquoi ça a cet effet-là, à part que j’essaie toujours de bien écrire. Je pense qu’on peut faire beaucoup de chemin avec un bon sens de l’observation. Toi et moi avons déjà fait des randonnées ensemble alors tu as remarqué que j’observe les choses et que je peux faire des liens, relever des analogies, ou des ressemblances… je ne sais pas si c’est inné, mais ça me vient naturellement.
Il y a plusieurs paysages réels que j’évoque, que je n’ai pas personnellement visités, comme les atolls du Pacifique, mais dans ces cas, ma documentation vient de livres de photographes professionnels du calibre de Géo ou du National Géographic. Quand je peux y ajouter une touche personnelle, pour les endroits où je suis allé, ça aide aussi au réalisme. Pour ce qui est de l’espace, encore une fois, de la documentation visuelle sur les planètes. Côté astronomie, c’est vraiment la planétologie qui m’intéresse, beaucoup plus que ce qui concerne les étoiles ou les galaxies. Pendant toute la période où la trilogie a été en chantier, j’achetais régulièrement les revues scientifiques pour être au fait des derniers constats ; par exemple, toute la question des planètes naines, une distinction qui n’avait pas encore été faite à l’époque où j’ai commencé Les Écueils. On continuait à découvrir des planètes plus grosses que Pluton, dont Eris, qui n’était pas encore nommé au début de l’écriture des Écueils.
Évidemment, on pourrait argumenter et se demander pourquoi sur Érymède, on emploie les mêmes noms que les Terriens pour ces planètes, alors qu’Érymède a certainement découvert ces planètes avant nous et leur auraient donné des noms différent. Je répondrais : pourquoi est-ce que le roman n’est pas écrit en éryméen, puisque c’est narré du point de vue d’Eryméens?

HM
: Justement, comme l’intrigue des Écueils, des Archipels et d’une partie des Méandres, se déroule du point de vue éryméen, comment fait-on pour trouver un vocabulaire qui semble crédible mais tout de même compréhensible pour le lecteur terrien?

DS : Je te dirais que ce n’est pas compréhensible pour tous les lecteurs terriens ! J’ai un lecteur «profane» qui avait buté sur le simple mot micrord, micro-ordinateur… Pourtant les lecteurs de SF n’ont pas de problèmes. En tant que lecteur de SF, on est parfois surpris de ce qui peut faire trébucher un lecteur non initié, mais ce ne sont que des mots, qu’on devrait comprendre par le contexte. Il y a une partie du vocabulaire que j’ai emprunté au «dictionnaire universel» de la SF, comme un cyborg. Je dois toutefois rendre tribut à Jean-Louis Trudel pour le mot sophonte, qui désigne une race pensante. J’essaie donc de ne pas abuser des néologismes, mais je ne m’empêche pas non plus d’en utiliser quand l’usage semble requis.

HM
: Contrairement à plusieurs œuvres de SF contemporaines, La Suite du temps comporte des histoires d’amour au premier plan de certains épisodes. C’est souvent même un des moteurs de l’action. Et c’était aussi le cas de Chronoreg. Cet aspect te semble trop important pour le laisser de côté quand tu construis une histoire d’une telle ampleur?

DS : Je ne voyais pas comment je pouvais raconter la vie de quelqu’un, de l’âge de 15 ans jusqu’à environ 65 ans, sans parler de ses amours à certains moments. Sa première histoire d’amour – sa première sur Érymède – avec Thaïs, elle est vraiment un moteur de l’intrigue, puisque c’est là que Dérec décide de devenir métapse. Avec Larissa, ça aussi ça devient important pour l’histoire. Par contre, il y a d’autres épisodes amoureux qui sont plus ou moins passés sous silence, on en conclut qu’ils n’ont pas été marquants. Par exemple Jordane, mentionnée à quelques reprises, mais sans jouer de rôle majeur.

HM
: On mentionne aussi les amours de personnages plus secondaires, comme Barry Bruhn, ou encore du capitaine Sinishi Yoro…

DS
: Il y a beaucoup de choses dans la vie dont l’amour est le moteur. On ne peut donc pas ignorer cet aspect de la vie des personnages.

HM : L’intrigue globale de la trilogie est très ambitieuse, l’ensemble couvre une vaste période de temps, des centaines de personnes et d’événements, de nombreuses intrigues parallèles. Réalisais-tu l’ampleur de cette intrigue au moment d’écrire Les Méandres, ou encore Organisation Argus en début de carrière?

DS
: Non, je ne réalisais pas l’ampleur que ça allait prendre. Il y a des choses qui se dévoilent en écrivant, des nécessités qui s’imposent durant l’acte d’écriture. Ça va faire frémir biens des enseignants, mais j’ai écrit tout ça sans plan. En sachant dans les grandes lignes ce qui allait arriver, mais quand même sans plan élaboré. Le dernier quart des Écueils, la partie 4, je l’ai écrit sous pression, avec la couverture déjà réalisée et figurant déjà dans le catalogue de l’éditeur. À mesure que je l’écrivais, je me disais, «ah oui, il faut ceci et cela, et comment est-ce que ceci…». Il s’agissait vraiment de mettre au point des aspects non négligeables à mesure que le besoin s’en présentait.
Je peux dire que la manière dont toutes les péripéties s’enchaînent dans la 4e partie – comme le protocole Mithra, que j’ai inventé parce que je voulais que Dérec soit à un endroit donné pour une scène cruciale, mais il ne pouvait pas se trouver là…
J’ai même écrit une version alternative de deux ou trois chapitres, où Dérec n’était plus sur Neptune mais sur une lune de Jupiter, afin qu’il puisse participer à ce qui se passe autour de l’astéroïde binaire, mais la valeur symbolique de Neptune, le fait qu’il avait séjourné sur Triton à l’époque «Larissa», cela avait trop d’importance pour le sacrifier à des questions logistiques et c’est là que j’ai mis au point le «protocole Mithra». Évidemment, j’ai utilisé mon privilège de créateur pour «retrofitter» un chapitre antérieur afin de mentionner le protocole avant et éviter qu’il paraisse sortir de nulle part. C’est un exemple facile à résumer, mais il y en a eu plusieurs autres ; la durée de l’opération Ananké – qui porte un autre nom dans la nouvelle «La planète malade d’humanité» – par exemple… Il y a bien des choses qui se sont imposées, dans mon cas, au moment de l’écriture… Y compris la fin.

HM
: La fin du roman?

DS
: Oui, c’était un des «écueils» qui me bloquaient et à cause desquels j’aurais fini le roman en 2010 si Jean Pettigrew m’avait laissé aller à mon rythme ! La question, c’était : comment est-ce que tu finis ÇA? «Ça» étant ce que les lecteurs trouveront dans la quatrième partie du roman.

HM
: D’ailleurs, le lecteur se le demande jusqu’aux toutes dernières pages.

DS
: Comment finir ça, comment décrire ça, comment évoquer les réactions des protagonistes. J’ai opté pour une manœuvre d’évitement – j’espère que ça ne déçoit pas trop – qui dit à un moment qu’on n’a pas dans notre cerveau les circuits pour réagir à un cataclysme de cette ampleur-là. Bon, certains métapses deviennent fous, d’autres se suicident, mais Dérec opère avec une espèce de détachement, dans une certaine mesure. C’est la seule façon fonctionnelle que j’ai trouvée de faire avancer le récit.
Et simplement raconter cet événement, je ne pouvais pas – ça va intriguer tes lecteurs, ils vont tellement vouloir le lire ! – je ne pouvais pas le raconter entièrement «live», je pouvais juste en livrer des parcelles, des parcelles observées, même pas vécues.
Stephen King en aurait fait un livre complet, en le racontant du point de vue d’un chien, d’une infirmière et d’un livreur de pizza, multipliés par cent. Mais moi, ce que j’ai choisi, c’est d’en voir des fragments, qu’on comprend avec le décalage. Il y a un risque qu’on voit venir le dénouement avant Dérec et ses collègues, mais j’espère qu’on ne le voit pas trop venir vite non plus.

HM
: Tu utilises aussi l’idée de plusieurs lignes temporelles, pour aider le lecteur à assimiler et absorber l’événement… D’ailleurs, de grands pans de l’intrigue de la trilogie pourraient se dérouler dans notre trame temporelle. Des repères historiques sont donnés au lecteur ; explosion de la navette Challenger en 1986, attaques du World Trade Center en 2001, etc. Mais, on souligne la déviation des trames : la désintégration de la navette Columbia ne se produit pas. Comment choisi-t-on les éléments que l’on conserve de ceux que l’on rejette?

DS : Encore là, ça va être décevant d’entendre la réponse : c’est ce dont on peut s’accommoder. Par exemple, dans cet univers-là, le programme spatial américain a été mieux financé et est allé de l’avant avec des projets comme les X-33. C’est juste que c’était écrit et que je ne pouvais plus rien y faire quand j’ai su que, dans la réalité, le programme a été annulé ! Aussi, quand j’ai écrit les nouvelles et novellas de Boulevard des Étoiles, j’y ai mis des vélix, influencé par Blade Runner. Mais plus on se rapproche de ce temps-là, plus on voit bien que ce n’est pas dans notre monde à nous qu’il y aura des autos volantes. Alors j’assume cette divergence : dans Les Écueils du temps, les métapses ont accès à une autre trame, «le monde des vélix», où se passent les événements de Chronoreg, comme la guerre nord-américaine et mon fameux sous-marin soviétique dans l’espace. C’était décidé qu’il y aurait d’autres lignes temporelles, mais les détails de ces univers-là sont déterminés au besoin, selon les nécessités. Pour décrire l’affrontement à la fin des Archipels, il fallait bien que les Terriens aient plus de vaisseaux en orbite qu’ils en ont dans notre réalité, ce qui impliquait un monde parallèle.

HM
: De la trilogie, Les Écueils est certainement le roman qui comporte le plus de repères géographiques, événementiels et chronologiques de notre propre trame temporelle. Est-ce une manière d’appuyer l’urgence du propos, le danger que court la planète si on ne fait rien de plus?

DS
: C’est même une preuve que les périls sont devenus encore plus pressants. Regarde dans les six ans qui séparent les romans 2 et 3… Il y a quelque chose que j’ai dû rajouter dans les deux dernières semaines d’écriture, quelque chose qui s’est révélé cette année. On approche du milliard de Terriens affectés par la famine. Une augmentation de 200 ou 300 millions selon le Téléjournal d’hier, augmentation directement reliée au fait que l’on nourrit les autos avec le maïs au lieu de nourrir les humains. Ma SF a beau être pessimiste, je ne l’avais pas prévue, celle-là. Ce que je rajoute dans Les Écueils, ce sont des choses qui sont arrivées entre temps… Sans compter le rythme auquel s’accélère la fonte annuelle de la banquise arctique : c’est plus rapide que le plus pessimiste des trois scénarios du GIEC.

HM
: L’enjeu des Écueils du temps est la survie de la Terre. Vu l’état actuel des choses sur la planète, le constat que tu dresses en 2015 ou 2020 dans le roman, il t’apparaît pessimiste ou malheureusement réaliste?

DS : Réaliste et pessimiste, mais je vois pas comment il pourrait en être autrement. Regarde juste dans cette élection-ci, le seul parti d’opposition éligible, qui propose un début de solution, ne sera pas élu parce que les gens ne veulent pas payer une taxe sur le carbone. Ça serait un mini, mini, minimum de faire ça et les citoyens ne sont même pas prêts à le consentir. Moi, de toute manière, je ne serai plus là, et toi non plus, mais pensons aux gens qui ont des enfants! Quand je suis de mauvaise humeur, je leur souhaite de vivre assez vieux pour subir les reproches de leurs enfants. Les négationnistes, ceux qui défendent leur droit inaliénable d’avoir deux SUV dans l’entrée de leur maison de banlieue, ils ont des enfants, et je leur souhaite longue vie (aux parents !).

HM : Dans Les Archipels et Les Écueils, le contraste entre les scènes sur Terre et celles dans l’espace est très fort. Les scènes terriennes sont marquées d’un pessimisme certain. Le ton reflète-t-il les préoccupations de l’auteur?

DS
: Ah oui! Je ne veux pas en rajouter sur ce que les romans disent, mais ce qui me renverse, c’est la faculté qu’ont apparemment la majorité des Terriens de se foutre de l’avenir de la planète…

HM
: De nier la réalité.

DS
: Oui, un état de déni. Cette année, les gens commencent à réaliser que ce serait peut-être une bonne idée d’acheter de plus petites voitures. Est-ce qu’on parie que si la flambée actuelle du prix du pétrole s’apaise, les gens vont se remettre à acheter des SUV?
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Fin de la première partie.
Pour lire la suite.
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1 commentaire:

  1. Notons que si j'ai (peut-être) acclimaté le mot sophonte en français dans certains de mes romans jeunesse, je l'ai pris à Poul Anderson (qui mettait sophont, lui, bien entendu).

    Je soulignerai le peut-être, d'ailleurs, car je me demande bien comment les traducteurs d'Anderson auraient fait pour éviter une traduction aussi évidente. Mais j'ai très peu lu Anderson en français, alors je ne sais pas...

    Toutefois, une recherche rapide avec Google ne semble montrer aucun autre emploi de sophonte en français dans le sens d'être intelligent, humain ou non, extraterrestre ou non.

    Ah ben, tiens...

    (Et, tiens, c'était Karen, la femme de Poul Anderson, qui lui avait fait cadeau du mot.)

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