lundi 29 septembre 2025

Quand l’extraterrestre est entré en coup de vent dans mon bureau (nouvelle)

 Quand l’extraterrestre est entré en coup de vent dans mon bureau. 

 Par Hugues Morin

 Quand iel est entré en coup de vent dans mon bureau, la porte s’est littéralement fermée sous l’effet du courant d’air. À moins que comme les rumeurs laissaient le supposer, l’extraterrestre l’eut fermé par télékinésie.
 Il était difficile de séparer le vrai du faux concernant les extraterrestres, puisque toutes nos connaissances venaient de données partagées par eux dans un langage incompréhensible aux humains. Les IAs s’étaient donc chargées de l’analyse, et le résultat laissait souvent à désirer.
 L’usage du iel devenait naturel, puisqu’il était impossible de déterminer à un être de quel sexe on avait affaire quand nous interagissions (rarement) avec les extraterrestres. En fait, je crois que nous ne savons même pas s’il s’agit d’être sexués ou non. Même ceux qui dénonçaient ces nouveaux prénoms étaient contents de disposer d’un pronom neutre dans ce cas, c’est dire.
 L’apparence du spécimen qui s’était engouffré en coup de vent dans mon bureau était assez typique; iel était d’apparence métallique. Nous n’avions aucune idée de leur aspect organique (si même les E.T. en avait un) puisque chaque individu ressemblait à une sorte de robot. L’idée convenue était qu’il s’agissait d’un exosquelette adapté à la fois à la pression et la gravité terrestre et une manière d’adapter leur look à nos standards.
 – Bonjour ami terrien.
 Iel s’exprimait avec une voix féminine, un choix qui pouvait être aléatoire ou adapté à l’interlocuteur, ça ne voulait rien dire.
 – Bonjour à vous.
 – J’ai besoin de vos services.
 J’ai tenté de cacher ma surprise; personne n’était jamais entré dans mon bureau pour réclamer les services d’un auteur. J’ai retenu un mouvement d’encouragement à poursuivre; parfois, la communication corporelle inter espèces était mal interprétée.
 – Je vous écoute… mais vous êtes?
 – Oui, pardon, moi me présenter Francine.
 Ici, il importe de spécifier que toute cette conversation se déroule en français grâce à un module de traduction automatique. Les E.T. avaient nourri nos IA d’une banque de données linguistique. On entendait donc deux discours en simultané, l’un en langue extraterrestre incompréhensible et l’autre issu du robot traducteur par-dessus.
 Pour quelques mots, le module était peu performant - les noms propres en particulier - et dans ce cas-ci, ce que iel avait dit « sonnait » plus comme Strimg’hol’xiss que Francine.
 – Enchanté Francine. Que puis-je faire pour vous?
 Étrangement, le module de traduction semblait fonctionner parfaitement dans l’autre sens. Les E.T. n’avaient jamais de difficulté à nous comprendre. Il faut croire que leur intelligence était moins artificielle que la nôtre.
 – C’est au sujet du fromage missionnaire.
 Hein?
 Une pause inconfortable a suivi sa déclaration. J’ai patienté. Iel allait sûrement ajouter quelque précision.
 Mais non. Rien.
 – Le « fromage missionnaire »? Qu’en est-il? dis-je prudemment.
 – Il m’a été volé.
 – Ah?
 Je voyais mal en quoi les services d’un écrivain allaient lui être utile pour un fromage volé, mais qui suis-je pour prétendre comprendre la psyché extraterrestre? La cohabitation terriens-extraterrestres se passait très bien, mais de là à dire qu’on se comprenait…
 Les E.T. étaient « apparus » dans d’immenses vaisseaux (littéralement sortis de nulle part) recouvrant une quinzaine de grandes villes du monde, on aurait dit un film et dans la réalité, beaucoup de terriens n’y croyaient pas, voyant plutôt dans le phénomène un vidéo généré par IA assez réaliste.
 Après deux jours comme ça, les habitants étaient de plus en plus gagnés par une angoisse généralisée. Quelques leaders étaient sortis de leurs bunkers sécurisés pour tenter d’établir un contact. Sans qu’aucune discussion n’eut lieu, une demi-douzaine de présidents, incluant le président américain, avaient été « aspirés » en une seconde dans les vaisseaux et on ne les avait jamais revus. Comme si un gigantesque aspirateur avait gobé le président, sa porte-parole, deux de ses gardes du corps, l’hélicoptère présidentiel, tout ce qui se trouvait alors sur le gazon de la maison blanche.
 Le même scénario s’était déroulé simultanément ou presque dans quelques pays, dont la Russie et la Chine.
 Après ça, plus rien, jusqu’à la diffusion sur les ondes radio, les réseaux télé et toutes les plates formes en ligne de messages de bienveillance et d’information.
 À part pour quelques poches de résistants d’extrême-droite ayant perdu leur bien-aimé leader, les E.T. avaient été accueillis en héros. La cohabitation allait de soi depuis.
 Le spécimen devant moi a projeté l’image d’un étrange trophée sous verre représentant un arbre bleu luminescent sur mon écran de bureau.
 – C’est le fromage en question?
 – Non, ce n’est pas fromage, c’est prix dommage buissonnière.
 J’ai soupçonné un autre bug dans le module de traduction, qui se manifestait souvent par une étrange propension à faire des rimes stupides. Je me demandais si la langue extraterrestre était toute en rime, ce qui expliquerait l’insistance de l’IA à halluciner des rimes comme ça. Mais allez savoir si le concept de rime existe dans la langue d’une espèce extraterrestre.
 – Oui. Le prix qui vous a été volé?
 – Exactement. Et j’aimerais que vous m’aidiez à le récupérer.
 Malgré tout l’intérêt de cette discussion, je devais comprendre pourquoi on s’adressait à moi.
 – Francine, qu’est-ce qui vous laisse croire que je puisse vous aider?
 – Vous êtes détective privé, je veux vous engager.
 Ah!
 J’avais publié quelques romans policiers au fil des ans, mettant en scène un alter-égo de mon nom, jouant la carte d’un mélange de polar et d’autofiction.
 J’avais lu que les E.T. étaient incapables de comprendre le concept de fiction, quelque chose de totalement étranger à leur culture. Suite à une recherche de base de données écrite, iel me prenait donc pour mon personnage.
 Que faire quand une créature extraterrestre du nom de Francine vient vous demander votre aide? Malgré la confusion sur mon expérience et mon statut, je voyais mal comment refuser une telle requête. Me retenant à temps de tendre la main - un geste qui pouvait encore être mal interprété - je pris la seule décision qui s’imposait. Et pour montrer toute la politesse et la diplomatie dont je pouvais être capable, je me suis exprimé avec une tentative de rime:
 – Francine, vous méritez cet hommage visionnaire; et je vais vous aider à l’obtenir, en tant que mage partenaire.

 Boréal, 21 septembre 2025, 9h48-10h48.