mercredi 14 mai 2014

Siena et la capacité à l’émerveillement

Je pourrais parler de la charmante ville médiévale de Siena, en Toscane, et décrire son incroyable centre historique, encore bordé par la majorité des murailles de sa forteresse, vous mentionner sa fontaine datant de l’an 1193 et une des plus élégantes cathédrales que j’ai pu visiter dans mes voyages. Je pourrais vous décrire en détail les édifices qui bordent Il Campo, certainement une des grandes places publiques les plus belles que j’ai pu voir pendant mes vagabondages. Je pourrais vous raconter mon ascension de la grande Torre del Mangia, une montée de quelques 500 marches dans un escalier de pierre dont le sommet donne des vues imprenables sur les toits de tuiles rouges de Sienne et la magnifique campagne toscane environnante.
Mais au-delà de toute cette beauté – Siena est définitivement mon coup de cœur actuel de ce voyage – la cité toscane m’a inspiré des réflexions sur la capacité à l’émerveillement de chaque voyageur, de chaque individu.
Je vous ai parlé de mon père, juste avant le départ, en mentionnant qu’il n’était pas un grand amateur de voyage. Une des raisons qu’il évoque souvent pour justifier sa préférence de demeurer chez lui, est que tu peux lire sur un endroit, ou encore voir un documentaire, ou même quelques photos. Évidemment, le fait qu’il ne s’intéresse guère à ce blogue vient contredire cet argument, mais ne l’invalide pas complètement. En effet, on peut lire sur Pompéi, par exemple, et y apprendre beaucoup, de même que l’on peut admirer de nombreuses photos du site archéologique via internet ou des livres spécialisés. Pour mon père, voir la chose réelle n’a jamais semblé faire une grande différence, alors que pour moi, il n’y a rien de comparable. Pour moi, voir Pompéi et m’y balader, errer dans ses rues antiques, n’a aucune commune mesure avec les photos que j’avais vu du site auparavant. Aucune photo ne peut procurer le sentiment d’immensité que couvre la ville – et une photo aérienne qui en montrerait l’ampleur ne procurerait pas le sentiment d’être entre ses murs. De toucher la pierre et d’observer de près certaines mosaïques ou certaines murales encore pleines de couleurs vives, dans le calme du site, en croisant un lézard ou deux se faisant chauffer au soleil sur les vieilles pierres devient un moment unique.
Ce qui m’amène à Sienne, étape suivante du voyage après notre départ de Naples. De la gare de Sienne, une marche de cinq minutes amène le visiteur à la Porta Camolia, une des portes médiévales de la cité fortifiée. Passé cette porte, c’est toute la beauté de Sienne qui se déroule devant les yeux du voyageur, chaque coin de rue, chaque vieille maison en pierre avec ses volets de bois colorés, chaque monument, chaque église ou place publique étant d’une élégance et d’une beauté qui charme le visiteur en quelques minutes à peine. Je parle évidemment de ce visiteur-ci. Si mon père trouvait l’endroit charmant, il ne l’a pas fait voir à son arrivée. On peut toujours mettre ça sur le fait que nous avions nos bagages, que nous allions vers notre auberge, et que la plupart du temps, les voyageurs s’installent d’abord et profitent de l’endroit ensuite. Soit. Cet après-midi-là, nous n’avions rien au programme, et j’ai donc laissé mes parents errer dans la ville, après leur avoir procuré une carte, et je suis parti explorer de mon còté.
Cathédrale de Sienne
Au cours de ce petit vagabondage médiéval improvisé, après avoir exploré quelques rues, la Place entourant la splendide cathédrale de Sienne, pris quelques photos ici d’arches en pierre, là de passerelles au-dessus des rues étroites et là encore de ruelles sinueuses, au détour d’un petit passage, j’ai découvert Il Campo – la place centrale du centre historique, élaborée originalement en 1379.
J’en ai eu – littéralement – le souffle coupé. Mon guide de voyage mentionne que Montaigne aurait dit qu’il s’agissait de la plus belle place au monde. Difficile de le contredire, même si je n’ai pas vu toutes les places du monde. Je suis sorti de mon petit passage, pour prendre l’ampleur de la place, mon regard parcourant ses 360 degrés lentement, un grand sourire aux lèvres, et un seul mot en tête : wow! Les couleurs des édifices la bordant, l’originalité de son pourtour irrégulier – une sorte de semi-ovale – l’animation sur les terrasses, la hauteur de la Torre del Mangia qui la domine, les fenêtres en arc triple de l’édifice civique principal de la place, qui sont répliquées dans les immeubles tout autour, Il Campo est d’une beauté et d’une élégance qui émerveille en un coup d’œil. J’ai donc passé plus d’une demie heure à en faire le tour, capter quelques images ici et là, découvrant tel ou tel détail, le sourire sur mon visage refusant de s’amenuiser.
À ce moment, j’étais complètement conquis par Sienne, qui s’élevait alors au niveau de ces endroits coup de cœur qui marquent parfois, avec un peu de chance, un voyage. Je dis avec un peu de chance, car il peut arriver qu’un voyage entier soit intéressant et que les endroits visités soient magnifiques, mais le coup de cœur se produit toujours sans qu’on s’y attende vraiment, et, dans mon cas, quand un endroit s’avère d’une grande beauté et d’un charme qui dépasse généralement les attentes.
Mais pour que ce genre de chose se produise, il faut un ingrédient dans la tête du voyageur, et il s’agit de la capacité à l’émerveillement. Je voyage depuis longtemps, et j’ai éprouvé cet émerveillement à de très nombreuses reprises de par le monde, mais je n’y avais jamais porté d’attention particulière, jusqu’à Sienne. J’ajouterais que cette capacité à l’émerveillement est variable, même chez un voyageur donné; elle peut être étouffée par d’autres sentiments passagers, comme la fatigue, ou des difficultés rencontrés pendant le voyage ou le dernier trajet, par exemple. Mais elle doit absolument être présente pour ressentir le genre de coup de cœur qu’il m’arrive de ressentir et que Sienne m’a offert aussi magnifiquement.
Affrontement entre un teckel et
des officiels en parade!
Et si j’ai réfléchi à la capacité à l’émerveillement à Sienne, c’est à cause de mon père, justement. Car le lendemain de ma découverte d’Il Campo, nous avions prévu de visiter Sienne ensemble, et la grande place médiévale était notre premier arrêt. À notre arrivée sur la place, avec la Torre del Mangia en face de nous, mon père semblait plus préoccupé par décider s’il mettait un gilet ou non par-dessus sa chemise (l’air était un peu frais en matinée) et se demander où était sa bouteille d’eau, qu’il n’était captivé par la beauté de l’endroit. Une fois ses menus détails réglés et au milieu d’Il Campo, il a bien observé et regardé la place, l’édifice civique et la tour, et, sous mon questionnement (peut-être un peu intense sur le moment) a vaguement avoué que c’était beau. Pas de quoi sauter en l’air, ce n’est pas son style, il m’est toujours impossible de savoir ce qu’il aime, même si ça fait 48 ans que je le côtoie. Même le Forum de Rome et le site de Pompéi n’était pas arrivé à lui soutirer un sourire de plaisir. Et quand j’aborde cette question de l’appréciation du voyage ou des sites visités, tout est toujours intellectualisé, rationalisé, contextualisé et ultimement, mon père finit toujours par dire que y’a pas de quoi sauter en l’air en s’exclamant.
Intérieur de la cathédrale.
Ainsi, même s’il a trouvé qu’Il Campo était beau (sans plus), nous étions à des années lumières de ma propre réaction devant cette magnifique place; je répète que la veille, j’avais été littéralement et complètement submergé par l’endroit. Et c’est là que j’ai réalisé une chose qui me différencie complètement de mon père; j’ai cette capacité à l’émerveillement, et s’il l’a déjà eu auparavant, il l’a perdu en cours de route. Je ne peux m’empêcher de ressentir de la tristesse face à cette réalisation. Tristesse pour mon père, car ce sentiment est incroyablement fort, puissant, et enthousiasmant, il permet de surmonter la fatigue, d’envisager d’autres voyages, d’autres visites, d’autres découvertes, bref il fait rêver, et rêver me garde jeune de coeur. En même temps, si mon père n’a pas cette capacité à l’émerveillement, il ne sait pas réellement ce qu’il manque comme gamme d’émotions, alors ma tristesse n’est pas vraiment justifiée, puisqu’elle applique à mon père une grille sentimentale qui m’est personnelle. J’imagine que l’on pourrait expliquer ceci et cela par notre éducation, nos intérêts, notre caractère personnel, et tout un tas de facteurs, mais le constat demeure; certaines personnes ont cette capacité, d’autres non, et alors j’imagine que les premiers peuvent la perdre et les seconds la développer. Mon père, à 73 ans, me sortirait sûrement une de ses maximes favorites; qu’on ne montre pas à un vieux singe à faire la grimace, mais il oublierait probablement qu’il me sortait déjà cette maxime comme argument contre le changement d’attitude il y a 20 ans.
Pour ma part, je sais que je serais infiniment triste de perdre cette capacité à l’émerveillement, car je pense qu’elle me permet d’apprécier à sa juste valeur une partie de la beauté du monde.
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Décoration d'une bibliothèque réalisé à partir d'une idée
de Raphaelo (tout plein de trompe-l'oeil).

La spectaculaire Torre del Mangia, place Il Campo.

Il Campo.

Il Campo, vu de la Torre del Mangia.

L'arche entre ces deux édifices est celui par
lequel j'ai découvert Il Campo.

Cathédrale de Sienne, vue de la Torre
del Mangia.

Fresque de plancher, en marbre incrusté, dans
la cathédrale.

Il Campo et la Torre, en soirée.
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