mardi 28 août 2018

Une fiction en souvenir de Mathieu

C'est avec une infinie tristesse que j'ai appris la semaine dernière, le décès de mon bon ami Mathieu Trépanier. Mathieu a été un grand complice de la première heure du Cinéma Chaplin, que j'ai fondé fin 1998. En fait, Mathieu a même été la première personne que j'ai engagé au Cinéma. Nous avions fait des pré-entrevues pour le poste de projectionniste, et vu son attitude et son expérience, je l'avais immédiatement engagé comme gérant. Ce collègue est rapidement devenu un ami, puis, avec les années, et le plus naturellement du monde, un complice de ma vie de voyageur.
J'ai déjà parlé de Mathieu sur ce blogue, notamment lors de réflexions sur le voyage et le dépaysement; j'avais alors structuré une petite théorie du dépaysement issue de discussions que j'avais eues avec lui, théorie comprenant une échelle que j'avais baptisé de son nom.
Mathieu a certainement été une des personnes les plus intéressantes et positives à croiser ma vie, et la coïncidence qui nous a fait nous rencontrer (il n'était à Roberval que pour quelques mois à l'époque) a contribué à changer ma vie (*). Nos longues discussions philosophico-politiques et nos échanges sur les voyages et les cultures m'ont beaucoup enrichi pendant les 20 années au cours desquelles j'ai eu le grand bonheur de le côtoyer.
À l'automne 1999, j'ai écris une petite histoire qui se déroulait dans le Cinéma Chaplin, où nous avons appris à nous connaître, Mathieu et moi. Cette histoire - une parodie des polars hard boiled américains traduits par les français -  s'intitule "C'est du cinéma". À l'époque, un tirage très limité a été imprimé (26 exemplaires) dont l'essentiel a été offerts en cadeau à mes collègues du cinéma. Il faut dire qu'à deux exceptions près, tous les personnages de l'histoire en question étaient inspirés directement d'un employé de l'établissement. Ces deux exceptions, ce sont les personnages de Mathias Morin et Hugo Trépanier, qui chacun à leur manière, étaient un mélange de caractéristiques de Mathieu et de moi-même.
Ainsi, en souvenir de Mathieu, en souvenir de nos discussions socio-politiques en haut de la rampe menant aux salles entre les clients dont nous contrôlions les billets à Roberval... jusqu'à nos discussions philosophiques devant une bière sur une terrasse montréalaise, en passant par nos échanges culturels dans un resto africain de la Petite Patrie ou notre rigolade dans les coulisses du cinéma Impérial de Montréal. En souvenir de tout ça et bien plus encore, revoici donc cette histoire farfelue qui se déroule dans le cinéma où on s'est connu et où on est devenu amis.
Alors pour toi, Mathieu, qui savait que tout ça;


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(*) Je n'exagère rien ici, puisque lors de notre rencontre, Mathieu avait déjà quelques voyages dans le corps - dont un en Inde - et il préparait un projet au Pérou. Mathieu était déjà la démonstration qu'on pouvait vivre différemment, et voyager différemment. Lors de mon tout premier séjour en Amérique latine (en Équateur en 2004), par une journée pluvieuse, j'avais écris un texte humoristique proposant une histoire révisionnistes de l'Équateur, où on trouvait d'ailleurs ce passage:
«Dans la foulée, les frères Trépanier allaient devenir les premier Robervalois de ma connaissance à conquérir l'Équateur à leur tour, développant au passage leur théorie du dépaysement. On érigera bien un jour un monument à toutes ces figures importantes de l'Équateur, mais il faut bien se garder quelques têts à honorer encore et un peu de coins de rues sans bustes pour le futur, alors ce projet est encore dans les tiroirs équatoriens».
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C'est du cinéma


C’est du cinéma


À Mathieu Trépanier


            Ma troisième affaire. Enfin, la troisième affaire pour laquelle j’avais officiellement un mandat, confié par un client. J’avais fait quelques trucs par-ci par-là, pas trop officiellement quelques mois avant de m’afficher publiquement, enfin. Ma troisième, donc. Les deux premières avaient été couronnées de succès — du moins pour moi, faute de l’avoir été pour mes clients. J’avais été payé et j’avais résolu l’affaire, même si la vérité n’avait pas fait le bonheur de tout le monde. Deux histoires de jalousie. Un peu banal, mais ce sont toujours les machins les plus ennuyeux qui permettent de mettre pain, beurre et vodka dans les armoires.
Cette fois, c’était dans un cinoche de quartier. Enfin, c’était le seul cinéma de la ville, mais il faisait tout de même cinoche de quartier. Trois salles dont une à peine plus grande que mon salon, et une ambiance tellement feutrée que l’on aurait jamais dit que c’était un lieu public. C’était un dimanche midi et j’achevais de faire le tour de l’endroit, guidé par Nico le projectionniste, un type qui devait bien avoir une bonne tête de plus que moi et qui faisait certainement dans les trois cents livres de muscles. Bon, il avait peut-être quelques dizaines de livres en trop au niveau du pneu, mais son visage débonnaire lui ôtait toute allure de dur à cuire. Je fixai mon reflet dans une fenêtre de projection, question de vérifier ma propre allure. Il fallait bien que j’assure un max si je voulais arriver à quelque chose avec cette bande de jeunots. Nous venions de pénétrer dans une salle de projection grande comme ma main et le frigo un peu gras du bide qui me précédait se déplaçait avec l’aise d’une ballerine malgré l’espace restreint de la pièce. Debout près d’une trappe dans le plancher, Nico le projo me montra l’entrée électrique, l’air de croire que la chose m’intéresserait.
— C’est par ici que tout le courant passe. Bon! Vous avez tout vu. Y’a pas d’autres pièces à part l’autre salle de projection. On y va?
— Hum hum, je fis, ne sachant trop que dire d’autre.
Et en réalité, je n’avais rien dit d’autre depuis le début de la visite.
Être un privé de nos jours, et dans une petite ville de région, ça n’a rien de bien reluisant. Juste pour avoir le droit de trimbaler un flingue, il aurait fallu que je remplisse tellement de paperasse que j’avais décidé d’être un privé non armé. Bon, j’avais tout de même un minimum de quincaillerie sur moi, mais pas de pétard. Déjà que la police du coin et son pendant provincial m’avaient pas trop à la bonne, je voulais pas qu’ils en profitent et me pincent pour un détail comme un feu.
Nous ressortîmes de la minuscule salle de projection et Nico m’expliqua que la seconde salle du même genre était un peu plus petite.
— J’ai du mal à imaginer que la chose soit possible.
Ça y était, j’avais enfin fait une phrase complète. Nico me dévisagea, surpris.
Il y avait un autre projectionniste. Rico, celui-là. Il arrivait justement, par le corridor principal, lui aussi avec des pas si légers qu’on aurait dit qu’il ne faisait pas cent livres alors qu’il devait facilement peser le triple. Nico et Rico se ressemblaient à plusieurs points de vue. Même gabarit, quoique le poids de Rico semblait plus réparti en longueur, et même regard de labrador plutôt que celui du malamuth dont on se serait attendu de deux armoires à glace pareilles.
Je me demandais si avoir un prénom à consonance italienne était un pré-requis pour occuper le poste de projectionniste dans ce milieu lorsque Rico nous rejoignit à l’entrée de la seconde salle des machines. Il avait avec lui une affiche annonçant un nouveau James Bond. J’écoutais que d’une oreille ce qu’il racontait, surpris de constater que Nico avait raison sur l’étroitesse de la seconde salle.
— L’architecte devait être un nain ou quelque chose du genre.
Ça m’avait échappé.
— Euh.. Non, répondit Nico. Il n'est pas nain.
Il aurait pourtant dû, pour avoir pensé installer tous ces plateaux et ces appareils électroniques dans un espace si restreint.
J’en avais marre de cette visite guidée qui ne me fournissait aucun élément tangible. Visiter les lieux ne m’avait jamais paru un travail essentiel au détective privé. La police passait avant nous, alors à quoi bon se balader sur les lieux sans pouvoir relever le moindre indice? Dans le passé, il y avait toujours des machins oubliés par les flics, mais aujourd’hui, avec leur foutu matériel technologique, ils ne laissaient absolument rien. Ils passaient même l’aspirateur pour ramasser les fibres, l’ADN et toutes ces foutaises.
Moi j’étais de la vieille école, malgré mon jeune âge. Un cousin de mon oncle avait bossé pour la filiale officieuse de Montréal du bureau de New York de l’agence Continental et c’est de lui que j’avais appris le métier. Bon, aujourd’hui, il avait quatre-vingts printemps bien sonnés et plus toute sa tête, mais il y a encore quelques mois, il arrivait généralement à me raconter ses meilleurs trucs et les affaires sur lesquelles il avait travaillé avec assez de cohérence. Bref, j’avais été formé sur le tas. Et ça non plus les flics ne pouvaient pas le digérer, eux qui avaient des études et tout.
C’était aussi le cousin de mon oncle qui m’avait montré comment parlent les vrais privés. En réalité, je savais bien que personne ici n’avait jamais parlé comme ça, mais de causer comme un acteur de polar américain post-synchronisé par les français me donnait un style assez original dans le coin. Je jouais un rôle, mais ça m’empêchait pas d’être un véritable privé. Et j’aimais l’idée d’être un détective privé presque plus que le job lui-même.
Pour les corps de police, j’étais un drôle de type, avec qui il ne fallait pas trop collaborer. J’avais donc décidé de leur laisser les analyses et les bidules du même genre pour me concentrer sur ma spécialité; les types et les gonzesses qui tournaient autour de l’affaire, de près ou de loin. Et pour l’instant, j’avais seulement vu trois personnes; mes deux armoires à projection et Tara, une môme d’environ dix-sept ans qui était vendeuse de tickets à l’entrée. J'avais encore cuisiné personne sur l’affaire mais je me proposais de débuter par la môme. Petite, cheveux violets, yeux pétillants, trois ou quatre boucles sur les oreilles et dans le nez (et probablement ailleurs, mais ça seul son copain pourrait me le dire), Tara avait aussi des appareils dentaires avec des bagues vert fluo. Enfin, vous voyez le genre. Je laissai donc les deux géants siamois en plan et redescendis vers l’entrée du cinoche.

Ma troisième affaire, elle avait commencé la veille, un samedi en début de soirée, quand un grand type maigre comme un clou était entré dans mon bureau, en réalité une des pièces de mon appart, rue Bourgoing. La quarantaine, le cheveu court et brun, petites lunettes cerclées de métal. L’air hagard.
— Vous êtes réellement un détective?
Sa voix était drôlement grave pour un type aussi dépourvu de coffre.
— C’est ce qui est écrit sur la porte, alors…
Je fis mine de prendre une gorgée de vodka. En fait, je ne buvais pas d’alcool, mais il me semblait que les vrais privés en prenaient constamment, alors la vodka faisait comme qui dirait partie de mon équipement de travail.
— Vous pouvez retrouver quelqu’un?
— Ça dépend.
Il jeta un regard à la ronde. Peut-être cherchait-il un fauteuil, mais la pièce n’était pas assez grande pour en contenir un. Je ne relevai pas, pas plus que je ne l’invitai à prendre ses aises. Il reprit:
— C’est ma fille. Elle a disparu. Il faut absolument que je la retrouve. Aujourd’hui.
— Bon, d’accord. Racontez-moi tout, depuis quand elle a disparu, de quoi elle a l’air — vous avez une photo? — où on l’a vue la dernière fois, qui sont ses amis les plus proches…
Il regarda encore une fois autour de lui. Cette fois-ci, je me levai et retirai une pile de dossiers, ce qui révéla un petit banc de bois — il s’agissait de papiers sans importance que j’avais empilés un peu partout dans le bureau pour donner l’image d’un homme occupé. J’invitai mon nouveau client à prendre place.
Il prit une grande inspiration et débita son histoire:
— Ma fille a seize ans, elle s’appelle Véronique. Petite, un brin ronde, cheveux blonds. Je n’ai pas de photo avec moi, désolé. Depuis quelques semaines, je la soupçonne de vouloir fuir la maison, elle n’est pas dans son état normal, un petit ami bizarre. Enfin, bref, je la suis discrètement depuis deux jours. Hier soir, elle avait quitté la maison avec son sac à dos et je pensais qu’elle voulait partir définitivement. Malheureusement, elle m’a vu la suivre et m’a échappé. Elle est entrée au cinéma, où je l’ai perdue. Voilà.
Je fis mine de réfléchir à tout ça — Il n’y avait pas grand-chose à réfléchir, finalement.
— Bon, je vais aller jeter un œil au cinoche en question. Je partirai de là. Il me faudra une photo. Et son copain, c’est qui?
— En fait, je ne le sais pas, je ne connais pas son nom. Il est, euh… grand et costaud, avec les cheveux longs et blonds, qu’il attache avec un élastique.
Bon, au moins, j’avais l’embryon du début d’une idée à quoi pouvait ressembler ce jeune couple en cavale. On devait avoir déjà vu pire.
— On se voit ici tous les matins dix heures, dis-je à mon client. Je prends cinq cents billets pour l’affaire, si je la boucle en moins d’une semaine. Sinon, on verra pour la suite.

Le soir même, j’allai me faire une idée de l’endroit où mon client avait perdu la trace de sa fille.
Le cinéma est situé rue principale, en plein centre-ville. Petit édifice à toit plat — surprenant qu’un édifice si peu élevé puisse abriter des salles de cinéma. À en croire mon client, la fillette Véronique était entrée par la porte principale. Celle-ci débouchait directement sur le guichet et le comptoir à bonbons. J’achetai un billet pour un film qui débutait quelques minutes plus tard — une comédie romantique avec Julia Roberts —, puis me dirigeai vers les salles en observant le bâtiment. Au bout du couloir qui séparait les salles de l’entrée, un petit gringalet prit mon billet et m’indiqua la salle numéro deux. Je remarquai un autre couloir menant vers les toilettes et m’y engouffrai. Passé les salles de bain, le couloir devenait plus large et menait à deux portes vitrées, une sortie qui donnait sur le stationnement de côté. Bon, tout ça pour rien; Véronique était tout simplement sortie par ici et avait filé par l’arrière de la bâtisse. Je ne remontai pas voir le film et quittai les lieux.

Le lendemain matin, dix heures. Mon client n’avait toujours pas de photo.
— Désolé, j’ai oublié. Vous êtes allé au cinéma? Vous avez interrogé le gérant?
— Aucun intérêt, elle a probablement filé par derrière; il y a une autre sortie qui…
— Impossible! Quand je l’ai vue entrer là, je me suis posté au coin de l’édifice, je voyais les deux portes, celle du devant et celle de côté. J’ai attendu jusqu’à la sortie des employés, à minuit dix; ils verrouillaient les portes! Mille dollars si vous la retrouvez aujourd’hui!

Une heure plus tard, j’étais de retour au cinoche.
— Le gérant, c’est qui? Il est ici?
J’étais tombé sur Nico le projo. Il était seul. Le premier à arriver pour préparer les projections de l’après-midi.
— Non. Et c’est pas un gérant, c’est une gérante. Claudia. Elle va être là dans quinze minutes.
— Je suis détective. Je cherche une personne qui est peut-être venue voir un film hier soir. Vous étiez là hier?
— Oui. Mais il y a beaucoup de monde qui viennent voir des films. Et je ne vois pas tout le monde, moi, je suis souvent dans les salles de projection, vu que je suis le projectionniste.
Il avait prononcé «vussque», en un mot.
— Ok. Je peux faire le tour de la place? J’aimerais jeter un coup d’œil.
— Pas de problème.

Il m’avait donc entraîné à sa suite dans toutes les pièces du petit cinéma; jusqu’à me montrer l’entrée électrique au fond de la salle de projection. Entre-temps, Tara était arrivée et aussi Rico, l’autre gros type qui était projectionniste. C’est Nico qui m’avait présenté à eux, en poursuivant sa visite.
Entre autres informations plus ou moins utiles, j’avais appris que les gars responsables des équipements se nommaient Bob et Bob. J’avais cru à une blague du projo, mais non. Ça prenait bien un cinéma pour avoir deux techniciens avec un nom de duo comique!

J’en étais donc là en ce dimanche après-midi, et pas plus avancé que la veille, alors que je descendais le couloir menant au guichet. Des affiches annonçant les films à venir tapissaient les murs du couloir. D’autres étaient suspendues au plafond. Tom Hanks, Bruce Willis, Tom Cruise et Nicole Kidman me regardaient d’un œil racoleur. Dans le cas de Kidman, c’était du plus bel effet.
La môme Tara était au comptoir-lunch, en train de préparer du pop-corn. Je décidai d’attaquer de front.
— Salut.
— Salut.
Elle me tournait le dos, affairée à verser les grains de maïs dans la machine.
— La gérante, Claudia, elle est pas encore là?
— Elle ne viendra pas cet après-midi; elle s’est fait remplacer par Rico. Je pense qu’il est en haut, avec Nico.
— Ah bon. T’étais là hier soir?
Elle se retourna enfin.
— Oui, pourquoi?
— Je cherche une fille qui est venue ici. Petite ronde avec un sac à dos.
— Oh, il passe beaucoup de monde ici.
— Ouais, Nico m’a servi la même soupe.

Rico était descendu et j’en profitai pour le cuisiner lui aussi. Rien à faire; il était absent la veille.
— Et le gringalet qui s’occupait des tickets en haut du couloir, hier soir?
— Qui?
— Un type bâti sur un squelette de poulet. C’était qui?
— Ah! Vishnou. C’est le propriétaire.
— Le proprio s’appelle comment? Et il s’occupe des billets?
— Vishnou. Et oui, il travaille avec nous, sur le plancher, plusieurs soirs par semaine. Quand il est en ville.
— Drôle de nom pour un propriétaire de cinoche.
— C’est le nom d’une déesse hindoue, à ce que j’en sais.
— Et c’est Vishnou comment?
— Vishnou rien. Vishnou tout court.
— Et on peut le joindre comment, ce Vishnou?

Toute l’affaire m’apparaissait de moins en moins claire — en admettant qu’elle ne l’ait été ne serait-ce qu’un brin depuis le début. J’avais perdu mon temps au cinoche, et le proprio qui se faisait appeler Vishnou était littéralement impossible à contacter pour l’instant.
De son vrai nom Mathias Morin, le type était une sorte de bohème qui avait séjourné deux ans en Inde et au Tibet, avant de passer par Paris où il avait travaillé dans un vieux cinoche et appris pas mal de trucs sur ce boulot. Son vieux était passé dans un éventuel monde meilleur deux mois après son retour d’Europe et Vishnou s’était ramassé avec un peu de fric dont il ne savait que faire. Il avait investi toute la somme dans un cinéma dont il confiait la gérance à une copine. Entre ses voyages un peu partout dans le monde, il revenait passer quelques semaines ici et travaillait dans son cinéma. Un original, à n’en pas douter. Et même s’il voyageait beaucoup, il était sans le sou lorsqu’il partait; tout l’argent avait été placé dans le cinéma et il devait se trouver des petits boulots à l’étranger. Un cas.
Toujours est-il que mon affaire était mal tombée. La veille avait été la dernière soirée de Vishnou en ville, avant son départ pour l’Argentine, où il avait décidé d’aller demeurer quelques mois. Il était parti le matin même. Ça me semblait suspect, mais après vérification, il était apparu que ses réservations de billets d’avion avaient été faites depuis des semaines. Bon, ça ne prouvait rien. Après tout, il avait peut-être planifié tout ça avec la môme Véronique. Elle ne devait pas avoir fugué par hasard ce soir-là.
Mais pouvait-on réellement croire à une histoire pareille? Qu’une ado planifie de fuir en Argentine avec l’aide d’un propriétaire de cinéma excentrique?
En fait, je cherchais un sens à cette affaire. Y avait-il une affaire, en fin de compte? Je ne disposais d’aucun élément pour retrouver cette foutue crétine de fugueuse et je me demandais comment mon mentor aurait travaillé dans pareil cas.

Je retournai au cinoche où l’on me confia après de longues hésitations les coordonnées de Claudia la gérante. J’allais lui rendre une petite visite. Après tout, peut-être que la Véronique était une habituée du cinéma et que la gérante pourrait me renseigner.

— Claudia?
— Peut-être. Vous lui voulez quoi?
— Lui jaser un brin. Elle est là?
— Ça se pourrait. Faudrait que je vérifie.
— C’est tout vérifié. Je peux entrer? Je veux juste te demander deux ou trois trucs à propos du cinéma.
— C’est pas moi Claudia, je suis sa sœur, Véronique.
Petite, un peu rondelette? Non, pas ronde, à peine dodue. Cette Véronique-là avait les cheveux foncés. Mais qu’est-ce que ça prouvait au juste? Aujourd’hui, il y en a des verts, des bleus, et que sais-je encore? Et on peut les changer à volonté en moins d’une heure.
— T’as un sac à dos?
Elle me regarda d’un air étonné.
— Oui, pourquoi cette question? Oh et puis zut, je vais aller chercher Claudia, elle s’arrangera avec vous.
Elle se retourna vers l’escalier, me laissant devant la porte ouverte, sans m’inviter à entrer. Elle cria à sa sœur, mais était-ce bien sa sœur? Bon, après avoir soupçonné Vishnou d’avoir emmené la fille en Argentine, me voilà qui soupçonnais sa gérante de l’héberger! Comment les privés du temps du cousin de mon oncle s’y prenaient pour avoir toujours le pif et découvrir qui cachait quoi au juste? Mystère.
Claudia se présenta enfin et me fit entrer dans le vestibule. Pas plus grande que sa sœur, cheveux roux. Jolie fille. Soigneuse d’elle-même, j’aurais dit.
— Tu veux me parler du cinéma?
Elle avait prononcé cinémâ. Fort accent régional, ça diminuait un peu le charme. Elle m’indiqua une chaise de cuisine et s’installa dans un fauteuil, les jambes un peu écartées, comme un gars. Elle me sembla un peu moins jolie, finalement. Elle s’alluma une cigarette, ce qui finit de détruire ma première impression favorable. Tant pis.
— Je cherche une fille qui est allée au cinéma hier et comme vous étiez là…
— Oh, il passe…
— … beaucoup de monde au cinéma, je sais. Décidément, c’est votre slogan!
Sans lui laisser l’occasion de répondre, je repris:
— Écoutez, ma belle, je cherche cette fille et personne ne semble penser pouvoir m’aider, et ce avant même que je l’aie décrite, ou que j’aie mentionné son nom. C’est pas très net tout ça!
Je sentis que j’avais marqué un point avant même qu’elle ne réagisse. J’avais improvisé, mais mon improvisation me semblait tout à fait juste. Et la réaction de Claudia me le confirmait. Elle se reprit.
— Ok. Vas-y. À quoi elle ressemble? Quel est son nom?
— Petite, ronde et blonde. Véronique.
— Tu dois avoir une photo, j’imagine, je pourrais peut-être la reconnaître si c’est une habituée.
Merde. La photo. J’en avais toujours pas. J’allais avoir l’air d’un idiot et Claudia avait repris de l’assurance en me répondant. Avais-je réellement marqué un point vingt secondes auparavant?
— Foutu boulot de merde!
J’avais parlé tout haut.
— Quoi?
— Laissez tomber. J’ai pas de photo.
Je me levai, abandonnant la partie pour cette fois. Mais Claudia me relança:
— Pourquoi tu la cherches au juste?
J’étais surpris. Elle aurait dû être bien contente que je disparaisse. Pourtant, elle lançait elle-même une corde qui pouvait la pendre, si toutefois elle avait quelque chose de pendable à cacher.
— Son père la recherche. Elle a fait une fugue et j’ai été engagé pour la retrouver avant qu’elle fasse une connerie. Elle a que seize ans.
— Écoute, je connais deux Véronique. Ma sœur qui t'a ouvert tout à l’heure, et une ex-employée du cinéma partie étudier à Montréal. Désolée. Et tu devrais te procurer une photo si tu veux interroger le monde!

Sur le chemin du retour vers mon bureau, je maudis cette Claudia qui m’enseignait mon boulot. Et je maudis mon client pour cette satanée photo. Il avait intérêt à rappliquer avec cette photo de sa fille à notre rendez-vous du lendemain matin, sinon j’abandonnais l’affaire!
J’avais demandé à Claudia la liste des employés du cinéma, à tout hasard, et elle avait poliment refusé ma requête. J’étais bien avancé. J’aurais pu la jouer dure, lui foutre une baffe en pleine poire, mais à quoi bon? Je me serais ramassé en taule en moins de deux.
Et quand bien même j’aurais la liste des morveux du cinoche, elle m’avancerait à quoi cette liste, si chacun me répondait qu’il passait beaucoup de monde dans ce foutu cinéma, je vous le demande.

J’avais l’impression que cette affaire ne menait nulle part, mais je ne savais trop si cette impression était fondée ou si elle était simplement le résultat de mon inexpérience. Ou pire encore, de mon incompétence. Mais comme je voulais être un vrai détective, je n’osais envisager la chose sous cet angle.
La visite de mon client, le lundi matin, aurait dû me saper le moral, puisqu’il me retira l’affaire, purement et simplement.
— Je vous avais offert beaucoup d’argent pour retrouver ma fille rapidement, vous n’avez rien pu faire, alors laissez tomber. Ça fera bientôt quarante-huit heures qu’elle a disparu, la police pourra alors s’en charger.
Évidemment, la police attend toujours un certain délai avant de conclure à une fugue. L’absence de sa fille le soir même de ce qu’il appelait sa disparition ne justifiait pas des recherches intensives de la part des représentants de l’ordre.
Sur ce, mon client disparut de mon bureau et mit fin à ma troisième affaire.

Du moins, c’est ce que je croyais et ce que j’ai cru pendant les trois jours suivants. Jusqu’à ma rencontre fortuite avec Hugo Trépanier, qui travaillait pour la police locale. C’était certainement le seul agent avec qui je pouvais discuter. Nous avions fréquenté l’école ensemble et Hugo me trouvait amusant. Certes, j’aurais pu me sentir insulté par un tel comportement, mais avoir un contact dans la police pouvait s’avérer utile, et j’avais donc remisé mon orgueil au placard.
Ce jeudi avant-midi, je faisais mon épicerie lorsque je croisai Hugo devant les étagères de pâtisseries.
— Seulement des croissants, pas de beignets.
— Ça fera l’affaire, je ne suis pas en service.
Hugo avait le sens de l’humour.
— Et puis, avez-vous retrouvé la fillette en fugue, finalement?
Une simple question, sans arrière-pensée, seulement pour meubler la conversation. Avec peut-être un mince intérêt à connaître la résolution de ce qui avait été mon affaire. Une simple question. Et une simple réponse. Simple, mais surprenante.

Jamais le père de Véronique n’avait contacté les forces policières au sujet de la disparition de sa fille. Alors soit elle était revenue d’elle-même, soit… soit quoi au juste? Eh bien je ne le savais pas trop, mais tout ça me semblait anormal. Puis, j’eus une idée qui m’apparut saugrenue, mais comme toute l’affaire était saugrenue, pourquoi ne pas suivre cette intuition? Je décidai de retourner au cinéma ce soir-là.

— Pour quel film? Euh… celui-là, avec Cate Blanchett… à vingt et une heures trente. Merci.
Je n’avais encore jamais vu la fille du guichet, une blondinette avec les cheveux coupés à la Jeanne d’Arc dont l’épinglette à l’effigie du cinéma mentionnait Andréanne.
La fille au comptoir-lunch m’était aussi inconnue — je me demandai combien d’employés travaillaient dans le cinéma de Vishnou. Je commandai un grand pop-corn avec une boisson gazeuse du même format. La fille, une grande asperge blonde qui portait des souliers avec d’épaisses semelles à talons hauts, s’affaira à la machine et revint avec un sac grand comme un sac d’épicerie, rempli à ras bord de maïs soufflé. Jamais je ne passerais à travers tout ce pop-corn. Elle allait me servir la boisson dans un véritable seau lorsque je changeai d’idée pour le format; j’allais prendre une petite boisson, finalement. Son épinglette à elle m’informa qu’elle se nommait Maude.
Je lui laissai un dollar de pourboire et montai le couloir vers la salle. Là-haut, aucune trace des projectionnistes siamois. Une autre blondinette s’occupait des tickets. Décidément, c’était la soirée des blondes! Celle-ci avait les cheveux mi-longs attachés sur la nuque. Elle contrôlait les billets d’un air nerveux mais attentif — pas le genre à rigoler si vous aviez égaré votre ticket! Ses mouvements étaient vifs et saccadés.
J’entrai dans la salle — il s’agissait de la plus grande des salles du complexe, même si elle ne comportait qu’une centaine de sièges. Puis, attendant que mon pourboire ait fait son effet, je redescendis au comptoir pour jaser avec Maude la grande blonde. Ce jeudi soir était visiblement un soir tranquille pour le cinoche; nous étions une vingtaine de clients, tout au plus.
Au comptoir-lunch, Maude me tournait le dos.
— Hum hum, fis-je.
Elle se retourna vivement et laissa tomber la pelle à pop-corn, ce qui produisit un fort bruit de casserole.
Je lui souris:
— Pardon, il y a pas une Véronique qui a travaillé ici?
— Oh! Oui. Mais elle est partie vivre à Montréal.
— Je ne suis pas certain que c’est avec elle que j’ai parlé d’un truc lors de ma précédente visite ici. Vous pouvez me la décrire?
— Ben… elle était un peu plus petite que moi, plus grasse un peu aussi — c’est pas bien difficile, hein — mais pas grosse.
— Les cheveux blonds?
— Oui, du moins châtain pâle, disons.
— Je crois bien que c’était elle. Je vous remercie.
Sur ce, je lui laissai un autre dollar de pourboire. J’allais quitter le comptoir, mais me ravisai et lui demandai:
— Vous ne travailliez pas ici samedi dernier?
— Non, le samedi, il y a Claudia, Nico, Tara, Carole et Marilyn.
— Ah bon, fis-je, feignant l’indifférence devant cette énumération.
Carole était la speedy qui vérifiait les billets à l’entrée des salles. Une chance.
— Salut, Maude m’a dit que t’étais là samedi dernier? Je veux juste savoir si Véronique est venue vous voir?
Une hésitation. J’étais sur une piste. Comme un vrai.
— Non, je l’ai pas vue depuis qu’elle a quitté le cinéma.
— Je devais la rencontrer dimanche matin. Je pense qu’elle est retournée plus tôt que prévu à Montréal et j’arrive pas à la rejoindre là-bas.
Un soupir. De soulagement? Probable.
— C’est plate que j’aie perdu le contact, je devais l’aider à se trouver une job là-bas. Tant pis.
Je me dirigeai vers la salle.
— Véronique est venue, oui, je m’en souviens maintenant.
Elle mentait très mal sur ses souvenirs, mais elle me disait la vérité sur la visite, je l’aurais juré.
— Mais elle a eu un imprévu et elle a dû changer ses plans.
— Je te remercie.
Cate Blanchett fut sublime. Comme toujours.

Vendredi matin, j’étais devant le cinéma lorsque la gérante arriva. Je la laissai s’installer avant d’aller la voir. Je ne voulais pas l’affronter sur le trottoir.
La porte n’était pas verrouillée, alors j’ouvris.
— Salut Claudia. Je peux te demander pourquoi tu m’as menti à propos de Véronique?
Elle allait refermer la porte, mais j’y glissai le pied et changeai de stratégie. Après tout, je n’avais pas lu tous ces bouquins de polars dur à cuire pour rien:
— Bon, écoute, ça n’a rien à voir avec Véronique. Je voulais juste t’avouer que ton père naturel, c’est moi. J’ai rencontré ta mère à Venise, c’était le printemps, j’étais jeune, le clair de lune…
Elle me donna un grand coup de pied sur les orteils. La douleur faillit me faire retirer le pied de la porte.
— Écoute, je veux juste l’aider. Son père la…
— Son père est mort l’an dernier. Fiche le camp espèce de cinglé ou j’appelle la police!
Elle me donna un second coup de pied. Je libérai la porte qu’elle referma aussitôt et ferma à clef..

            De mon bureau, je tentai de rejoindre mon client, au numéro qu’il m’avait laissé. Sans succès.
            Foutue affaire pourrie!
En résumé, je n’avais pas de client, et ce client n’était pas le père de la fugueuse qui n’avait pas fugué que je recherchais. Mais qu’est-ce que je foutais dans un bordel pareil plutôt que de poursuivre les méchants criminels que la police était incapable de coffrer?
Une migraine se pointa le museau. J’avalai une gorgée de vodka, comme l’aurait certainement fait le cousin de mon oncle. Le résultat fut instantané: la douleur dans ma tête décupla.
Une sieste. Voilà ce qui me remettrait d’aplomb. Je me couchai pour une petite heure.
Je me réveillai cinq heures plus tard, l’estomac tout gargouillant. Je décidai qu’un repas digne de ce nom, dans un restaurant du centre-ville, me remettrait les idées en place.

Tout alla bien, de mon arrivée au resto au départ du couple qui occupait la table en face de la mienne. Le potage avait été excellent, le hamburger steak aussi et le service impeccable. La serveuse était une sacrée belle fille, ce qui ne nuisait en rien à l’agréable soirée que je passais enfin. J’avais presque oublié Véronique, Vishnou et les autres bizarres, lorsque le couple quitta la banquette où il prenait place. Ce faisant, il me permit de voir l’affichette qui était apposée dans la fenêtre derrière leur table. La programmation du cinéma.

Jamais encore je n’avais tant fréquenté un cinéma. Et c’était bien la première fois que j’allais voir deux films la même semaine — sans compter que j’avais aussi acheté un billet le soir où je n’étais venu que faire le repérage des lieux. La vue de deux nouveaux visages à l’entrée ne me fit aucun effet particulier; rien ne me surprenait plus dans cet établissement. Ils avaient l’air d’être une bonne centaine d’employés ici de toute manière. C’était à se demander si Vishnou n’avait tout simplement pas ouvert ce cinoche pour fonder une secte secrète dédiée à l’adoration de sa déesse hindoue. Après tout, on avait vu plus bizarre encore. Il n’y avait qu’à regarder les nouvelles à la télé. Il faudrait peut-être creuser la question, à un moment donné. Une petite visite à Vishnou en Argentine le prendrait certainement par surprise!
Deux filles étaient au guichet. Une petite rousse, plutôt jolie, avec un charmant sourire découvrant des broches en or. Je bénis le ciel d’avoir inventé les épinglettes pour employés.
— Bonsoir Kate, est-ce que Nico travaille ce soir?
— Oui, il est en haut, dans les salles de projection.
Elle parlait d’un ton calme mais quelque chose de pétillant dans le regard lui donnait un air espiègle. Et elle avait rougi lorsque je l’avais appelée par son prénom.
— Merci. Je vais prendre un billet pour ce film d’animation, à dix-neuf heures quinze.
Je notai qu’il affichait “treize ans et plus”. Curieux pour un film de petits mickeys.
            Je souris à l’autre fille, une brunette qui s’affairait à prendre des notes sur un cartable. Pas d’épinglette. Je tentai une approche:
— C’est la première fois que je vous vois ici.
— Normal, je ne travaille pas ici. Je suis vérificatrice.
Aucun intérêt, donc. Mais elle poursuivait:
— Je ne suis ici que pour les films en primeur.
Je la saluai, notai que la fille du comptoir-lunch était aussi une nouvelle; Sofia, selon son épinglette. Cette fois-ci, je ne m’achèterais pas de pop-corn à la tonne. Je souris à Sofia — petite, cheveux bouclés, brunette elle aussi; c’était à croire que Vishnou établissait ses horaires en fonction de la couleur des cheveux des employés! Je pris note de cette idée et commandai un petit format de maïs avant de me diriger vers la salle.
Nico, Rico et une autre inconnue— cheveux longs bruns et fins —, discutaient au bout du couloir. Je me glissai à travers un petit groupe de jeunes qui regardaient les affiches de films à venir. Je n’eus même pas besoin de tendre l’oreille pour entendre la discussion de Nico et ses collègues. J’étais un peu trop loin pour distinguer le nom de la brunette. On aurait dit Marilyne, ou quelque chose du genre. Maude ne m’avait pas parlé d’une Marilyne, quelques jours plus tôt?
Nico — Je ne pense pas qu’on va l’avoir en primeur.
Marilyne — Mais pourquoi? Ça m’a l’air d’un bon film. J’ai dû voir le premier au moins cinq fois avec Drew!
Rico — Ouais, mais c’était à l’ouverture. Vishnou n'aime pas beaucoup les suites de films d’horreur.
Marilyne — C’est pas une raison!
Nico — Et ça fait trois semaines qu’on joue une primeur, on n'aura pas de place.
Peut-être que je commençais à comprendre l’intuition du privé, mais toujours est-il que pour la seconde fois en peu de jours, une petite alarme sonna dans ma tête en entendant ça.
Avant qu’une des armoires à glace ne me repère, je redescendis le couloir et retournai voir la brunette au cartable.
— Excuse-moi, je peux te parler une minute? Je suis curieux du fonctionnement des vérifications.
Elle parut étonnée, mais m’invita à poursuivre.
— Tu viens ici pour les primeurs, c’est ça?
— Oui, mais pas toutes, seulement celles qui sont vérifiées par le distributeur.
— Et le film que tu vérifies ce soir…?
— Il est en deuxième semaine de primeur, il a débuté la semaine passée.
— Donc tu étais ici vendredi et samedi derniers?
Elle s’appelait Ève, la vérificatrice. Et c’est par elle que j’eus la confirmation que quelque chose d’anormal s’était tramé au cinéma de Vishnou la semaine précédente.
Une fille qui s’appelait effectivement Véronique et qui correspondait en gros à la description faite par mon faux client était venue au cinéma et avait demandé à Claudia de l’aider à se cacher. Ève ne savait pas grand-chose de ce qu’ils avaient fait, puisque son travail l'empêchait de quitter le guichet, mais elle avait entendu Nico proposer le sous-sol. Peut-être que Claudia ou Vishnou avait demandé aux employés de ne pas en parler, allez savoir. Mais ils avaient oublié la vérificatrice.
Et je me souvenais de la trappe dans le plancher de la salle de projection; les gradins des salles étaient fabriqués en bois! Cette trappe donnait certainement accès à un espace sous les gradins!
Je décidai donc de m’y rendre pendant le film.
Les petits mickeys sacraient pas mal pour des enfants de huit ans, mais ce langage français dur à cuire me plaisait beaucoup. C’est donc à contrecœur que je sortis de la salle à quatre reprises pendant la projection. Les deux premières tentatives échouèrent; Sofia surveillait l’entrée des salles et je donnai le change en me rendant aux toilettes. Après deux fois, les spectateurs derrière moi s’impatientèrent et poussèrent des soupirs entendus. La troisième aurait pu être la bonne; il n’y avait personne dans l’aire, à l’entrée des salles. J’ouvris donc avec précaution la porte de la salle de projection, mais m’aperçus à temps que l’une des deux armoires à glace — allez savoir lequel des siamois était-ce? — se tenait près d’un projecteur. Je refermai aussitôt et des pas se firent entendre dans le couloir. Je réintégrai donc la salle.
J’avais quelque peu perdu le fil de l’histoire, avec toutes ces escapades à l’extérieur de la salle. À l’écran, les gamins de huit ans avaient fait place à Saddam Hussein qui tentait de baiser Satan.
Le quatrième essai fut couronné de succès. Personne en vue; salle de projection libre. Je montai les marches de la salle des machines et contournai lentement le projecteur, qui dégageait une chaleur intense. Entre les deux projecteurs, j’eus un moment d’hésitation. Cette salle était un véritable labyrinthe dont les parois n’étaient pas des murs, mais des machines! Le film passait du plateau du fond au premier projecteur le long du mur et il me fallait à la fois enjamber la pellicule qui circulait à un pied du sol et ne pas m’accrocher la tête dans celle qui revenait par le haut.
Après quelques secondes d’acrobatie, je me retrouvai enfin près du plateau, dans un espace légèrement plus grand. Mais comment diable les deux projectionnistes munis d’un tel gabarit arrivaient-ils à circuler dans cette pièce? Je n’aurais peut-être pas dû me poser ce genre de question. Au moment de traverser la pellicule qui circulait du plateau au second projecteur — celui de la salle numéro deux, qui passait un film avec Travolta —, j’eus une seconde d’inattention et me pris le pied dans le bout de film.
Un sacré bordel que ces films! Je perdis l’équilibre en tentant de déprendre mon pied. Le projecteur tirait sur la pellicule — et cette saloperie est incassable, détail que j’ai appris un peu plus tard — alors que je tirais sur le retour de pellicule vers le plateau. Bref, en l’espace d’une seconde, toute l’affaire s’arrêta avec un bruit d’alarme strident et je tombai à plat ventre, m’embourbant encore plus dans le film qui s’étalait en partie par terre.
— Merde!
Les deux armoires allaient rappliquer d’une seconde à l’autre. J’agitai les jambes, tentant de me débarrasser de cette pellicule, mais en vain; chaque mouvement semblait resserrer davantage la pellicule autour de mes jambes. Je rampai vers la trappe au fond de la salle, entraînant Travolta avec moi, m’assis tant bien que mal et tirai sur le panneau. Il y avait de la lumière au sous-sol. Et une voix émergea de cet accès:
— Nico, c’est toi? C’est quoi ce bruit, tu es tombé?
J’imaginais le visage rond entouré de cheveux blonds ou châtain pâle qui devait accompagner cette voix féminine.
Et c’est à ce moment-là que Nico et Rico entrèrent dans la salle. Malgré tout le fourbi, ils la traversèrent avec la grâce de deux ballerines. J’étais cuit.

C’est heureusement Hugo Trépanier qui était de service lorsque les policiers vinrent me chercher au cinéma. Et Véronique ne s’était pas enfuie de nouveau. Elle en avait marre de se cacher au sous-sol du cinoche depuis une semaine. Alors elle déballa toute l’histoire et je compris enfin de quoi il retournait.
— Je  profitais de ma semaine de congé pour venir voir des copains dans la région — dont la gang du cinéma. Je faisais du pouce et ce gars, un lointain parent de mon père, s’est arrêté pour me prendre. Mais il m’a fait des problèmes... des propositions, disons. Je voulais pas et j’ai demandé à descendre, mais finalement, il m’a empêchée et il roulait trop vite pour que j’essaie de sauter en marche. Je lui ai dit que c’était pas grave, qu’on pouvait oublier ça et que je descendais. Mais il avait peur que je finisse par en parler à sa femme, même si je la connais pas, sa femme. Enfin, lorsqu’il s’est arrêté ici, pour faire le plein au coin de la route régionale, j’ai réussi à m’enfuir. Il m’a suivie et j’ai couru jusqu’au cinéma, où je savais que j’aurais de l’aide de mes amis.
            Tant qu’il voyait la voiture du gars, Vishnou avait décidé de cacher Véronique au sous-sol. Il était certain que l’homme quitterait pendant la nuit, une fois le cinéma fermé, et que toute l’histoire s’arrêterait là.
            — Mais le lendemain, alors que Nico devait venir me prévenir que la voie était libre, voilà que ce type se pointe au cinéma et pose des questions. On savait pas trop ce qu’il voulait! Alors on a un peu paniqué.
Nico et les autres employés qui travaillaient ce dimanche après-midi s’étaient sentis dépassés par les événements. Ils n'avaient plus su que faire et avaient demandé à Véronique de demeurer cachée jusqu’à ce qu’ils puissent savoir ce qui se passait réellement.
J’avais été bêtement utilisé par mon faux client.
J’avais l’air d’un idiot — ce que j’étais assurément.
Trépanier prit toutefois ma défense:
— Faut pas lui en vouloir, il croyait bien faire. Il a peut-être un air de chiot Saint-Bernard, mais il est moins intelligent, c’est pas sa faute.
J’étais bien mal placé pour répliquer. Après tout, les employés du cinéma de Vishnou avaient décidé de ne pas porter plainte contre moi puisque cette histoire se terminait enfin.

Je réintégrai mon bureau en souriant, puisque j’avais résolu cette affaire de belle façon. Je me tapai quatre bonnes lampées de vodka et classai les rapports de l’affaire du cinéma. J’invitai une nana à m'accompagner et nous passâmes une soirée sublime; elle avait de l’admiration pour ce que j’avais fait dans cette affaire et pour mon statut de privé en général.
Une sacrée affaire, plutôt complexe — ma plus complexe à ce jour, je devais l’avouer —, mais que j’avais menée de main de maître. J’étais plutôt fier de mes intuitions.
Grâce à mon appui et à ma description détaillée de l’individu qui avait menacé Véronique, la police le retrouva rapidement. Véronique me serait à tout jamais reconnaissante pour mon aide. L’homme passa en jugement et fut condamné. On le pendit trois semaines plus tard.

En réalité, c’est pas tout à fait comme ça que ça s’est passé. Ça aurait peut-être été le cas à l’époque du cousin de mon oncle, mais à cette époque-ci, ce qui s’est produit c’est qu’après une nuit passée au poste de police à expliquer comment j’avais mené l’affaire, je pus enfin réintégrer mon appart. La seule nana que j’ai abordée pour venir fêter l’événement avec moi me fila une baffe en me traitant de maniaque. Mais je bus bien quatre bonnes lampées de vodka. Et j’en fus quitte pour un sacré mal de bloc, finalement.
Le lendemain, Trépanier me téléphona pour me prévenir qu’ils avaient pincé le grand maigre qui m’avait embauché. Il s’agissait du cousin d’un des oncles de Véronique, ou de quelque chose du genre. Et que, finalement, la môme Véronique n’avait pas porté plainte; elle s’était contentée de raconter l’histoire à sa femme. La sentence devait suivre bientôt: divorce. Ni moi ni la police n’entendit plus parler de ce bonhomme.
Mais je retournai au cinéma de Vishnou. Pour Nicole Kidman, d’abord, et ensuite pour quelques autres aussi. On y passait parfois de vieux films. Qui sait quand pouvait me servir ce que j’apprendrais dans ces polars avec Bogart?


* * *

Roberval
11-13 octobre 1999
29 octobre 1999
29 novembre 1999



samedi 18 août 2018

Renouveau et regard vers le passé/futur

Il s’est produit plusieurs événements dans ma vie, récemment, qui lui font prendre une tournure différente, en partie inattendue, et ce renouveau, qui est le bienvenu pour briser la routine des deux dernières années, m’engage donc sur des voies différentes.
Au cours des prochaines semaines et prochains mois, je me propose donc d’écrire dans ce journal de bord, les pensées et anecdotes qui marqueront cette « nouvelle » vie (je ne sais plus la combientième en ce qui me concerne, j’ai arrêté de compter!).
Cette reflexion-temoignage s’articulera autour de quelques thèmes qui seront récurrents au fil des billets.
Parmi ces thèmes, il y aura les relations parents-enfants, alors que nous vieillissons tous et que nos rapports évoluent avec l’âge;
Il y aura aussi la chronique de la vie de village, puisque je viens de m’installer à temps partiel dans une maison de campagne d’un beau petit village en Estrie;
Il y aura des reflexions sur l’écriture, comme toujours, puisque depuis Boréal 2018, plusieurs projets se sont pointés à ma porte et l’auteur en moi est très enthousiasmé à l’idée de remettre en partie l’écriture en avant-plan (sinon au premier plan) de mes activités quotidiennes.
Enfin, (et il s’en ajoutera certainement d’autres), il y aura des reflexions sur le patrimoine et l’histoire; j’ai en partie hérité d’un patrimoine familial par une combinaisons de circonstances, et je me retrouve en même temps à vivre en partie dans un village pour lequel le patrimoine est essentiel, et est la raison de sa survie.
Ce village, c’est St-Venant-de-Paquette, et sa devise est « Un village qui renonce à renoncer ».
Bienvenu dans ce nouveau voyage.