mercredi 19 novembre 2025

Jean-Louis Trudel: confrère, ami, écrivain, scientifique et humaniste

Jean-Louis Trudel, en 2018
Quand j'ai appris la nouvelle du décès de Jean-Louis, mardi dernier, j'ai refusé d'y croire. Impossible. Pas Jean-Louis, voyons! J'échangeais encore avec lui sur les réseaux sociaux quelques jours plus tôt. On avait longuement discuté lors du dernier Congrès Boréal, en septembre dernier! Je suivais la relation qu'il faisait quasi quotidiennement sur son séjour en résidence littéraire à Vilnius.
Et il avait mon âge! En fait, il était même un an plus jeune que moi, et je ne lui connaissais aucun problème de santé majeur! 
Le choc, la tristesse, les pleurs, je tentais de m'accrocher à quelque chose, une erreur d'identification, son silence du à des problèmes internet en Lituanie, quelque chose allait venir expliquer que toute l'affaire relevait d'un malentendu...
Mais non. La confirmation de la nouvelle m'a jeté à terre. Jean-Louis, ce pilier du milieu, qui y était déjà bien présent lors de mon arrivée comme jeune auteur débutant, Jean-Louis était parti.
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J'ai rencontré Jean-Louis Trudel pour la première fois en 1994, lors d'une soirée Boréal. Lui et d'autres écrivains m'avaient alors accueillis chaleureusement, alors que j'étais un jeune auteur parfaitement inconnu. Lors de cette soirée, nous avions longuement échangé sur la SF, la hard-SF en particulier, puisque nous étions tous les deux des fans de ce sous-genre qui nous paraissait le plus intéressant. Contrairement à lui, je n'avais pas l'ambition d'écrire de la hard-SF, ne m'y connaissant pas assez en physique et en astronomie, mais en lire, ça oui, par exemple. Alors notre conversation a duré un certain temps, et sans m'en rendre compte, je venais de me faire un nouvel ami.
J'avais déjà lu Jean-Louis, bien sûr, puisqu'il avait commencé à publier bien avant moi, et son nom revenait souvent lors de ma découverte des revues et fanzines de SFFQ de l'époque; Temps Tôt, CSF, Solaris, il y apparaissait déjà régulièrement au sommaire. Au fil des ans, plus je le lisais et le côtoyais, plus j'avais de l'admiration pour lui.
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La première fois où j'ai partagé le sommaire avec lui, c'était en novembre 1991 (merci à l'ami et éditeur Christian Martin qui a retrouvé le numéro pour moi), dans Temps Tôt #15 (vol 3, no.3). Puis, en 1992, nous avons à nouveau partagé un sommaire, en professionnel cette fois, dans Solaris 102. Ma nouvelle avait été classée en second position du Prix Solaris, et grâce à la patience et au talent de directeur littéraire de Joël Champetier, j'étais parvenu à une version «publiable». Jean-Louis avait remporté le Prix Solaris cette année-là (pour sa nouvelle «Les instincteurs de cruauté») et nos deux textes avaient été publiés dans le numéro 102 de Solaris.
Si j'ai souvent partagé le sommaire avec Jean-Louis, c'est que la majorité de mes nouvelles littéraires professionnelles des 25 dernières années ont été publiées dans les pages de Solaris, et que Jean-Louis est l'auteur qui y a publié le plus de fictions de toute l'histoire de la revue. J'étais déjà convaincu de cette statistique mais je suis allé valider mon impression dans l'index de la revue, et j'ai non seulement eu confirmation de ce fait, mais en plus, j'ai calculé qu'il avait publié à peu près le double de la moyenne des auteurs les plus publiés de Solaris. Compte tenu du fait que vu son jeune âge, il n'a commencé à publier dans les pages de Solaris qu'au numéro 71 de la revue, c'est un accomplissement impressionnant.
Notre dernière apparition commune au sommaire d'une publication était dans Solaris 217, à l'hiver 2021. Trente ans après notre première.
Trente ans de confrèrerie.
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Au fil des ans et des rencontre, lors d'un round up chez Joël Champetier, à de nombreux Congrès Boréal (ou quelques soirées Boréal), aux festivals de littérature fantastique que j'ai organisé à Roberval en 1998 et 2000 ou lors de plusieurs salons du livre, Jean-Louis s'est avéré un ami précieux. Intelligent, cultivé, un esprit vif, un érudit comme on en fait plus; un héritier des Lumières, dont les connaissances et la mémoire m'éblouissait alors que lui, même conscient de son intelligence hors-norme, demeurait plutôt humble. Et surtout, j'allais découvrir Jean-Louis, l'humaniste, le généreux qui n'hésite pas à prendre de son temps pour lire ou relire un de vos textes afin de vous donner son avis et ses précieuses suggestions. Il y a quelques années, j'ai d'ailleurs publié une nouvelle (la seconde d'une série débutée dans Solaris), dans un collectif, et les premières versions souffraient de problèmes que je n'arrivais pas à cerner; Jean-Louis m'a généreusement éclairé de ses idées et suggestions, ce qui m'a permis de remettre l'histoire sur ses rails et éventuellement, la publier. En lisant mes remerciements à son endroit, il s'est quasiment excusé de s'y trouver: il n'avait fait que souligner quelques détails, dit-il dans une conversation plus tard. Cette générosité allait aussi se manifester par le temps qu'il allait bénévolement consacrer à plusieurs facettes de l'histoire des littératures de l'imaginaires au Canada (anglais et français). Son implication dans les Congrès Boréal, dans l'histoire de la SFFQ (il en a d'ailleurs tiré un brillant petit ouvrage de référence), dans les liens tissés avec les autres communautés à l'international - à ce sujet, je n'ai malheureusement pas les données avec moi, mais j'ai l'impression que c'est l'auteur de SFFQ qui a le plus publié de fictions à l'étranger, tous pays et toutes langues confondus. Il serait d'ailleurs le premier à réagir en commentaire de ce billet de blogue en apportant les données et statistiques à l'appui de (ou pour réfuter) cette affirmation.
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À partir de 2005, je suis devenu un lecteur assidu de son blogue, «Culture des futurs». Comme moi ici, il explorait divers aspects de sa vie dans ce "Journal de bord littéraire, politique et philosophique" en ligne. La cadence avait diminuée il y a quelques années - comme tous les blogues après l'arrivée des réseaux sociaux où se sont retrouvés les lecteurs et les échanges - mais il continuait d'y publier à l'occasion, et moi, de l'y lire.
Je ne compte plus les échanges que nous avons eu en privé ou en public sur les réseaux sociaux, où il n'hésitait pas à intervenir avec de longues publications (heureusement, il était capable d'écrire à une bonne vitesse!), éclairant de son savoir toujours bien documenté, tel ou tel enjeu. Dans une soupe internet souvent pleine d'à peu près et de commentaires flous ou mal informés, les publications et réponses de Jean-Louis étaient un baume, un phare, ancrées dans la science et supportée par des faits. Et comme Jean-Louis avait beaucoup voyagé et voyageait encore, et qu'il était un grand amateur de marche à pied, d'histoire et de généalogie, nous avions beaucoup d'autres intérêts communs à part la SF! Le lire redonnait toujours confiance en l'humanité; on aurait voulu cent Jean-Louis au lieu d'un.
(Les lecteurs de ce blogue auront d'ailleurs peut-être reconnu son nom, car je le citais assez souvent, soit d'une conversation, soit d'un extrait de Culture des futurs, ou lorsque je parlais de ses publications).

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On peut toujours se consoler en sachant qu'il nous laisse un important corpus de textes. Je trouve quand même cruel que son départ à un si jeune âge nous prive de la suite, car l'ayant lu depuis des années, il est indéniable que son humanisme était de plus en plus présent avec les années. Je n'ai nul doute que ses écrits futurs auraient été tout aussi intéressants, sinon plus, que ceux qu'il nous a déjà offert.
Le départ soudain de Jean-Louis n'est pas la simple disparition d'un auteur. Son implication, son intelligence encyclopédique, sa maitrise des sciences, son amitié loyale et sincère, tout ça représente une immense perte, pour les littératures de genre, pour les littératures tout court, et pour tous ceux et celles qui l'ont connu et apprécié.
Il nous laisse tous avec un très grand vide, un vide qu'il nous sera impossible de combler., tant il était unique en son genre.
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Jean-Louis, tu vas beaucoup me manquer. Nos échanges, nos conversations vont me manquer. Aucun Boréal à venir ne sera plus pareil sans toi mon ami.
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Note: Je n'ai pas accès à toutes mes archives photos, d'où l'illustration de ce billet par les couvertures de revues. Solaris 102, illustration de Sv Bell. Temps Tôt #15, illustration de Pierre D. Lacroix. Solaris 217, illustration de Émilie Léger.