mercredi 31 mars 2010

Les fantômes et moi et Suzinette et les petits Africains de la Charles Voie

Voici le résultat d'une heure d'écriture sur place au Congrès Boréal 2007, jumelé à beaucoup de fatigue et une volonté de m'amuser avec tout ce qui m'avait entouré dans les semaines précédentes: Le stage de mon amie Suzie à Charlevoix, la série Friends, le thème de Boréal 2007 (l'uchronie), le musical RENT, quelques films récents, un (ou deux) clin d'oeil à quelques autres nouvelles - dont celle qui m'avait valu le Prix Boréal de ce concours l'année précédente -, et l'organisatrice dudit concours.
Ce «petit conte uchronique» a été écrit le 28 avril 2007 (jour de mes 41 ans) et très légèrement révisé le 11 mai 2007 avant d'être intégré à mes archives, accompagné de photos.
Bonne lecture.
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Les fantômes et moi et Suzinette et les petits Africains de la Charles Voie

Par Hugues Morin

Quand Suzinette m’a annoncé qu’elle partait pour participer à un projet d’aide humanitaire, je n’ai pas vraiment été surpris. Elle partait tout le temps sur des projets humanitaires, Suzinette. Nous étions à New York depuis à peu près quatre mois, et elle m’a annoncé son départ comme ça, sans flafla, parce qu’elle me connaît bien, Suzinette. Et elle a une âme généreuse, alors quand elle ne s’en va pas aider à la restauration d’une chapelle ancestrale dans le sud de la France, elle part dégager des ruines mayas au Honduras ou donner un coup de main dans la jungle amazonienne en Bolivie. Tous ces pays forment une longue liste sur sa feuille de route et un beau kaléidoscope sur son passeport.
Moi, c’est différent. Je ne comprends pas toujours son besoin de bouger et j’ai des responsabilités alors je ne peux pas partir tout le temps comme ça, sinon, qui s’occuperait des fantômes?
D’ailleurs, c’était pour cette raison que nous étions à New York tous les deux. J’ai toujours besoin de main d’œuvre au début d’un contrat et celui du building Bedford & Grove dans Greenwich Village était un beau contrat. Comme Suzinette était entre deux projets, elle m’a accompagné.
Le Bedford & Grove, c’est six étages de 5 logements chacun, alors ce n’est définitivement pas un contrat pour amateur. Mais Suzinette se fatigue vite de rester au même endroit et je savais qu’elle partirait après quelques mois. Son annonce n’a donc pas été une surprise.
Elle m’a invité à la suivre, bien sûr, mais comme je l’ai dit, j’ai des responsabilités, alors j'ai décidé de rester à New York.
Évidemment, même si je n’ai pas la bougeotte comme elle, je m’intéresse beaucoup à ses projets et je lui ai donc posé des questions à Suzinette. Et quand elle m’a dit qu’elle allait s’occuper de petits africains dans la Charles Voie, là, oui, j’ai été un peu surpris. Il faut comprendre que je n’ai pas une connaissance encyclopédique de la géographie politique et que j’ai bien dû avouer ma totale ignorance; je n'avais aucune idée d'où, en Afrique, se trouvait la Charles Voie.
Suzinette, elle m’a expliqué qu’elle ne partait pas pour l’Afrique, mais bien pour une ancienne colonie. C’était une longue histoire, mais j’ai cru comprendre qu’à l’époque du trafic d’esclaves africains, certains marchands ont perdu le contrôle de leur vaisseau. La plupart du temps, les mutins ayant pris le contrôle revenaient sur leur continent, mais il s’est produit au moins un cas où le navire était trop éloigné sur l’Océan. Bref, en un mot comme en cent, ces esclaves libres ont accosté dans la Baie du Mal et fondé une sorte de colonie involontaire.
Après avoir été laissés à eux-mêmes pendant des décennies (ils ont été ignorés par les colons français), on les a enclavés sous le régime anglais, puis combattus, et fait subir bien d’autres mésaventures encore. Mais ils ont survécus et fini par former un petit pays indépendant, fier mais très pauvre, qu’ils ont appelé la Charles Voie, du nom du bateau qui avait amené leurs ancêtres dans la Baie du Mal.
Suzinette, elle en connaît un bout sur la géographie et l’histoire, et elle m’a expliqué que la principale ressource de la Charles Voie, c’était les paysages. Les petits africains de la Baie du Mal avaient donc pour projet de développer le tourisme étranger dans leur pays. Par contre, comme ils sont encore très pauvres, ils font appel à des coopérants internationaux pour les aider à développer cette nouvelle industrie. C’est pour ça que Suzinette, elle partait pour la Charles Voie.
Et elle est justement partie deux semaines après m’avoir prévenu, en direction du nord-est, me laissant seul pour m’occuper des fantômes de Bedford & Grove. Elle laissait aussi tout un tas de fleurs et plantes vertes dans notre appartement, et moi qui n’avais pas le pouce vert, j’ai dû recruter une voisine de pallier pour me donner un coup de main. Les fantômes, c'est quelque chose, mais les plantes demandent un tout autre talent et j'ai toujours eu un peu peur des fleurs et des plantes.
Remarquez, je n’étais pas à plaindre. Passé les dix premiers jours – toujours difficiles – on fini par prendre le rythme, maîtriser la situation et gérer au jour le jour les apparitions au lieu de ne régler que les situations désespérée. Je n’avais donc que rarement à m’occuper d’urgences.
Il faut dire qu’avant de me rendre à New York, j’avais capté l’essence de mon grand-père avec ma webcam et que c’était un outil extrêmement efficace pour contrôler les fantômes. En plus, mon grand-père avait rapidement maîtrisé l’art de jouer aux échecs en ne suivant aucune règle et il pouvait donc occuper plusieurs fantômes pendant des heures. Vous êtes peut-être sceptiques mais c’est que vous n’avez pas connu mon grand-père! De plus, lorsque je l’ai capté, il avait 96 ans et avait vu son lot de fantômes, croyez-moi. Il m'avait déjà dit - il avait alors 92 ans - qu'il avait même vu le sien!
Aussi, Collins – c’est le nom du propriétaire de l’immeuble de Bedford & Grove – il m’avait promis un loyer gratuit pour tout le temps où je m’occuperais de ses fantômes. À New York, où se loger coûte si cher, c’était un avantage que je n’étais pas prêt à abandonner comme ça.
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Après deux ou trois semaines sans Suzinette, c’était plus pareil. Même quand je sortais les DVD de mon grand-père et mon jeu d’échec virtuel pour occuper les fantômes, je le faisais avec de moins en moins de conviction. Alors oui, je m’ennuyais de ma Suzinette, mais de là à abandonner un logement gratuit à New York pour aller vivre dans une ancienne colonie africaine, c’était un pas que je n’étais pas prêt à franchir.
J'avais quand même des nouvelles de Suzinette, car Suzinette, elle aimait ça me parler de son expérience en pays africain. Elle travaillait à mettre en valeur le monument historique de l’endroit; le Château du Riche Lieu. À l'époque des affrontements avec le régime anglais, l'endroit avait servi de château fort, avec ses canons et ses fortifications pour protéger l'accès à la Charles Voie par le Fleuve.
C’est Collins qui a trouvé la solution pour moi un beau soir d’avril. Pas qu’il croyait que j’avais un dilemme, non, mais parce que quand les gens n’ont plus connaissance d’un problème, ils ont l’impression qu’il n’existe plus. Et Collins, n’ayant plus de problème de fantômes, avait commencé à croire qu’ils avaient quitté l’immeuble. Il me citait en exemple la belle Rachel – une jolie jeune femme de 28 ans qui ressemblait à Jennifer Aniston et qui habitait l’appartement 5C – qui ne s’était pas plaint depuis des semaines, elle qui avait l’habitude de le faire quotidiennement. Une autre locataire, une blondinette de 33 ans qui avait l'air d'en avoir 19 et qui écrivait des romans de fantasy, avait cessé elle aussi ses plaintes hebdomadaires.
Il est un peu ignorant, Collins, alors c’est pas de sa faute, il faut l’excuser. Il ne savait pas que les fantômes, ça ne part pas comme ça. Il aurait pu le savoir, remarquez, le lire à quelque part, ou sur un site Internet – il y en a tellement – mais il est toujours occupé à devenir plus riche, le Collins, alors il doit lire très peu.
C’est pour ça – parce qu’il pensait ne plus avoir de fantômes dans son immeuble – qu’à la fin d’avril, il est venu m’annoncer qu’il allait devoir me charger un loyer comme tout le monde, si je voulais rester au Bedford & Grove. Normalement, j’aurais argumenté, je lui aurais montré l’effet que mon départ aurait sur son immeuble une fois les fantômes laissés à eux-mêmes, et je serais probablement arrivé à le convaincre de me garder.
Mais, bon, j’avoue, je me cherchais une raison de quitter Bedford & Grove sans avoir à décider consciemment d’abandonner tous ses avantages.
Comme il y a bien des endroits dans le monde où on peut s’occuper de fantômes en échange d’un lit et d’un peu de pain, j’ai prévenu Collins qu’il risquait d’avoir quelques problèmes à mon départ, mais que c’était son choix.
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J’en ai parlé avec Suzinette. J'ai oublié de vous dire qu’on se téléphonait à tous les quatre ou cinq jours. Ils avaient le téléphone dans la Baie du Mal, malgré ce que l’on entend toujours sur ces contrées éloignées du tiers-monde. Elle me racontait comment les gens se connaissaient tous dans le village, tellement il y avait peu de population et qu’ils étaient si éloignés du reste de la civilisation. J’avoue que ça faisait contraste avec Times Square! Et Suzinette, elle trouvait que ça n'avait pas d'allure de s'occuper des fantômes de Bedford & Grove et de payer le loyer en plus.
C’est donc pendant ces conversations téléphoniques portant sur la culture locale des Charles-Voisiens que j’ai commencé à penser que je pourrais peut-être me rendre sur place et aider la population locale moi aussi.
J’en ai parlé avec Sophie aussi. Sophie, c’est la voisine qui prend soin de mes plantes depuis le départ de Suzinette. Et Sophie, elle a compris mes raisons, puisqu’après tout, c’est une fille et que les filles, elles aiment toujours ça les histoires romantiques.
Un beau jour de mai, j’ai donc prévenu Collins que je quittais Greenwich Village, j’ai pris mes affaires et je suis monté dans un autobus vers le nord.
Suzinette, elle était bien contente de me voir enfin me déraciner de la ville pour aller aider une population défavorisée. Elle me disait que ça serait spirituellement plus profitable pour moi que ce que ça me coûterait physiquement, ou quelque chose du genre. Elle ne savait pas si bien dire, la Suzinette, mais parfois, j’ai des doutes et je pense qu’elle savait très bien dire, justement.
Après une escale à Mont Royal, puis une autre à Québec, j’ai donc pris la route du nord-est jusqu’à l'Anse à St-Paul, la frontière de la Charles Voie. Après les procédures habituelles des douanes, un court trajet d’autobus me mena à la Baie du Mal, où j’ai rejoint Suzinette et les petits africains du village.
Une fois sur place, je n’ai pas été déçu. Au fil des conversations sur la désorganisation, la culture de l’à peu près, les luttes de pouvoir ridicules de quelques villageois et tous les autres petits symptômes problématiques au développement du tourisme dans cette contrée, j’avais compris que leur problème principal, ils ne le voyaient pas. J'avais compris qu'il n'y avait pas une si grande différence entre eux et Collins...
Je me suis donc installé là avec l’idée d’y passer de très longs mois. Cette ancienne colonie d’Afrique qu’est la Charles Voie a un passé tellement chargé de conflits avec les populations voisines, de famines et de guerillas... Et ses racines sont issues de l’esclavage-même. Il est inimaginable que ce pays ne soit pas infesté de fantômes. Le commun des mortel d’un petit pays du tiers-monde ne voit pas nécessairement ce qui saute aux yeux d'un expert possédant mon expérience.
Suzinette, elle, est très heureuse de me voir m’installer à Baie du Mal pour m'occuper des fantômes. Et c’est mon grand-père qui va s’amuser!
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Hugues Morin
Boréal 2007 - Montréal
28 avril 2007 – 8h50-9h50 PM
Révisé le 11 mai 2007

Photos par Hugues Morin (2007)

Texte et photos © Hugues Morin 2007
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